samedi 9 juillet 2016

L'Après-cinéma (3)

Pierre Bismuth - Link # 7

    Reprenons lors, ici, au début, pour nous-même :  un homme est derrière un petit caméscope ou derrière un téléphone portable, de nos jours, et il regarde, sur un écran numérique, ce qu’il est en train de filmer. La situation est on-ne-peut-plus banale, voire, peut-être, symptomatique de notre époque. L’homme pourrait filmer n’importe quoi, s’imaginer, quelques instants, être dans la peau du cinéaste qu’il a toujours rêvé d’être, il en resterait là, sans même un soupçon de regret : l’homme joue, il joue pour lui-même, heureux peut-être de disposer de son temps, sans rien qui puisse venir le rappeler, pour l’instant, à son quotidien. Quelques courants d’air faisant bouger des rideaux devant lui, quelque aspect fantomatique d’une ombre aux reflets bleutés entre la moquette et le linoléum d’un couloir ; il ne songe à rien, il n’a pas de prétention à filmer mieux que quiconque, il se distrait simplement. Il essaie aussi peut-être de découvrir, à travers la lucarne que son écran numérique lui présente, un peu des sensations du monde, qu’il avait eues, alors qu’il était un enfant : la silhouette d’un chat s’avançant et faisant ses griffes, une jeune fille courant sur la moquette, le bruit d’un répondeur prenant un message, des effluves de poussière dansant sur un rais lumineux au rythme ondulant des rideaux d’un salon. Puis, sans transition : à côté de lui, de jeunes étudiants pleurant en silence, le reflet qu’ils font dans un miroir, le reflet qu’ils font dans plusieurs miroirs, une hirondelle atterrissant dans la cuisine et l’eau qui coule lentement dans un lavabo. Puis : des matelas de fortune posés à même le sol où dorment quelques fugitifs de tous âges, la recherche de la source d’un bruit provenant de canalisations au-dessus de lui, un insecte courant sur les feuilles d’un yucca. Puis : sur un canapé près d’une table basse, la conversation d’un révolutionnaire exalté avec un vieux diplomate, puis : des conciliabules, à quelques mètres d’eux, entre cinq ou six hommes au visage contrarié, les journaux ouverts devant eux. L’homme à la caméra ne recherche rien, une fois, ne cherche rien, deux fois, puis il rêve, quelques instants, qu’on lui donnera assez pour pouvoir continuer à ne rien chercher. Un espoir sourd alors dans son esprit. Un espoir, un désir. Le désir de briller au soleil et d’être reconnu pour tel, maintenant qu’il joue. Une fois, dix fois, mille fois. Comme un enfant. Comme un homme. Comme un homme ou, même, très probablement, comme un rescapé au milieu d’autres insurgés en fuite, comme lui, protégés dans une ambassade, et jouant, pour passer le temps, avec son appareil, quelques jours, quelques heures, voire, même, très probablement, quelques instants avant son extradition.

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