vendredi 10 juillet 2015

Nouveau absolument Nouveau - Comédie - Acte 3, scène 2

Claude Cahun, Etudes pour un keepsake (1925)

III2


(Femme se dégage alors de l'emprise de Médecin 1, puis elle s’avance vers Homme ayant pour nom "Leroy" qui se trouve toujours au bureau, sur une chaise, immobile.)





Femme (l’embrassant) – Mon Dieu, comme tu m’as manqué ! Comme je t’aime !



Serre-moi fort. Plus fort encore, s’il te plaît...



(L'homme la serre maladroitement à la taille, sans se lever de sa chaise.)



Où est notre fille, Charlotte ?



Homme et Junky (ensemble) – Partie,



Junky –                                                  dit Leroy.



Femme – Comment cela ?



Homme, Junky – Tu étais bien au théâtre, tout à l’heure ? On a dû te dire ce qu’il



en était pour nous trois ? C’est terminé pour nous, pour notre couple, et pour notre

famille. Tout a une fin, tu sais…



(Une pause - maussade.)



    Que vas-tu faire maintenant ? As-tu pris une décision pour toi ?



Femme (se dégage brusquement des bras de Leroy, elle s’éloigne de lui et  fait les cent pas) –  

Comme il est simple, votre monde, simple et parfaitement réglé, comme un mécanisme de montre,

et comme tout est lâche, en retour, lâche, tellement lâche ! Comment je peux


t’aimer encore ?



(Elle se retourne vers lui, méprisante.)



    Je ne t’aime plus ! Je ne peux plus t’aimer ! Lâche !


Homme, Junky (indifférent) –                                         La belle affaire !...



Junky – Elle se précipite alors sur lui et le frappe…



Femme (faisant ce qu’a dit Junky.)  –                            Salaud ! Salaud !



Junky – L’homme se défend alors, mais sans grande conviction, comme s’il



s’agissait des larmes de crocodile d’une enfant capricieuse. Elle, alors…



Femme (ulcérée) –  Où est Charlotte ? Où as-tu mis notre fille ? Où ?



Homme, Junky – Elle est partie,



Junky –                                         lui répond-il.



Homme, Junky –                                                 Elle s’est trouvée de nouveaux



parents…. Qu’est-ce que tu veux faire ! Le monde ne va pas maintenant changer à cause de



 toi !



Femme – Comment cela ? Qu'est-ce que tu veux dire ?



Homme, Junky (reprenant) – Charlotte s’en est allée, elle a pris ses



affaires qui se résument à deux ou trois jouets et une petite garde-robe. Les



enfants, à partir de dix ans, peuvent choisir un nouveau père ou une nouvelle



mère, si ceux-ci sont d’accord. (Changeant de ton.) Dis-moi, est-ce qu’on t’a fait 

ta piqûre au moins au théâtre ? Tu ne m’as pas l’air bien…


Femme (outrée par ce qu'elle vient d'entendre) –                 Mais Charlotte ne peut pas, 

elle n’a pas le droit de nous quitter !



Homme, Junky (sur le même ton qu'elle) – Eh bien, si !



Junky (en aparté) « Travaillons au moins, nous, les jeunes, à perturber les



âmes, à désorienter les esprits. Cultivons en nous-mêmes, telle une 

fleur rare, la désintégration mentale. »[1]                        



Femme – Et tu l’as laissée faire ?



Homme, Junky – Elle va être très heureuse ! Ne t’inquiète pas pour elle.

Junky – Elle se jette maintenant sur l’homme, comme cela…


Femme (comme incitée par Junky) – Monstre !



Junky – Il se lève pour se défendre et la repousse



Homme (après l’avoir repoussée) – Ne t’inquiète pas pour elle, elle va être très



heureuse, plus heureuse qu’avec nous, peut-être. Retourne au théâtre, je ne peux



rien faire pour toi. Tu as signé un contrat de vie avec moi et Charlotte, il y a cinq ans, 

relis ses termes. D’après la loi, nous ne sommes plus ensemble depuis deux



heures.



Femme – Tu me quittes!



Homme (catégorique) – Non, je ne te quitte pas, nous nous quittons l’un et l’autre

comme stipulé dans le contrat de rôle que tu as signé avec moi et Charlotte, 

il y a cinq ans.



(Homme s’éloigne de Femme et s’en va sortir de scène.)



Femme (lui hurle alors) –  Salaud ! Salaud ! Comment peux-tu accepter cela ?



Comment peut-on accepter un tel jeu, qui en a écrit les règles et pourquoi devrais-je



les accepter à mon tour ? Charlotte est mon enfant ! (À Homme) Dis-moi où



se trouve mon enfant, maintenant !



Homme – Elle ne voudrait plus de toi, même si tu la forçais. Tu n’es plus sa



mère, désormais, c’est la loi. Mais fais-nous un procès, si tu le souhaites, 

peut-être que ton affaire fera jurisprudence...



(Il sort sans se retourner vers elle. Junky s’approche alors de Femme.)



Femme, Junky (ensemble) – Je la chercherai, je chercherai ma fille Charlotte et



je la forcerai à m’aimer. Parce qu’une enfant n’a qu’une seule mère, parce qu’une



enfant n’a qu’un seul sang ; son sang est le sang qui sort des entrailles de sa mère.



Elle l’apprendra, Charlotte apprendra le chant du sang ; puis elle et moi, nous



chercherons à nous venger de l’ingratitude de son père. Il faudra que lui aussi



rentre dans le rang. Parce que je suis une mère, parce que je suis la mère, la seule



qui tienne ! Et une mère est formée de l’âme des mères, et elle se révolte



quand l’une d’elle a perdu sa dignité. Une mère se révolte, voilà tout, c’est son



droit, c’est la nature !



(Elle quitte la scène.)



Junky (après un temps, comme se réveillant d’un mauvais rêve. Il se frotte les yeux, puis, 
en direction des deux médecins qui semblent se réveiller, eux aussi) – 

Lauvin et Jaquet, debout ! C’est l’heure de ma piqûre ! Au travail !


(Médecin 1 & 2 installent Junky sur le divan médical, lui garrottent un bras 
et le piquent. Puis ils quittent la scène.)
  


[1] Fernando Pessoa.

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