lundi 26 janvier 2015

La traque du Minotaure (3)


View of the 49, rue Brillat-Savarin in Paris, where was filmed Caché by Mickael Haneke


    Le contrat, que je mentionnais au début de mon texte, entre telle et telle partie œuvrant pour investir l’esprit du saxophoniste, est déjà noué depuis longtemps, mais ni lui ni le spectateur n’en savent encore rien, il leur manque des signes[1]. Il faut d’abord que Fred Madison comprenne qu’il a été joué, il faut qu’il saisisse qu’il a été le personnage d’une intrigue dont il ne connaît rien, de cet « En-allé » que les Saturnales de Verlaine évoquaient déjà. Dès lors, concevant qu’il n’est que cela, une maison dont le bail est à céder constamment, il laissera son corps à un autre lui-même, ce double de lui lui-même interchangeable… – La schizophrénie ? Laissez ce terme aux praticiens qui l’emploient. Contrairement à une lecture, disons, classique du film de Lynch, Fred Madison n’est pas fou, c’est le monde qui est fou. Pour David Lynch, croire en la réalité du monde est proprement une folie. Contrairement à ce que pensait l’ethnopsychanalyste Georges Devereux, il n’y a à lutter contre l’anéantissement de la conscience que lorsqu’on conçoit celle-ci comme étant unique et solide, aussi unique et solide que la pierre qui nous entoure. Allez parler d’un moi unique à certaines sociétés en Indonésie ou aux indigènes de la tribu Samo située en Haute-Volta. Pour certaines cultures, des âmes peuvent se loger dans chaque membre, chaque organe, chaque jointure du corps individuel. Il y a bien des maladies mentales chez nous comme chez les Samo, mais notre esprit n’a rien d’immuable, de solide ni de fixe. Les racines de notre esprit sont plutôt des fibres capables de se fixer en rhizome à d’autres fibres trouvées dans le sol. Pour éviter le Minotaure, ou la schizophrénie comme vous dites, il faut plutôt que l’intercession du bail dans le moi-maison ne lèse aucune des parties contractantes, il faut que chacun y trouve son compte ; ce qui est le cas chez Fred Madison, contrairement à Polanski dans son film Le locataire ou à Catherine Deneuve dans Répulsion. Fred Madison est, concrètement, physiquement, deux personnes ; il semble avoir, comme Nerval dans Aurélia, deux corps, un corps physique et un corps astral, ou comme un Samo porte avec lui son double, le Mere, qui est sa part divine et vit sa vie, vaque à ses occupations dans la brousse de Haute-Volta, quand son double dort. Fred est deux, mais il n’en a pas conscience, comme, pourrait-on dire, son "Mere", le jeune Pete Dayton, qui vit avec ses parents dans une maison d’un quartier calme de L.A., ignore, lui aussi, tout de Fred. Mais, à un autre niveau, à un niveau proprement surréel, l’un et l’autre se connaissent, non comme deux frères ou deux amis, mais comme étant la même personne : au niveau surréel, le corps physique et le corps astral de Nerval se rejoignent dans Aurélia. Il y a deux lectures possibles d’Aurélia de Nerval, et l’une est l’antithèse de l’autre, comme il y a deux lectures possibles de Lost Highway. L’originalité de Lynch, ici, est d’avoir fait du Mere, pour reprendre ce terme, qui signifie "le double", aux Samo de Haute-Volta, d'avoir fait, donc, du Mere, non une entité vivant à l’intérieur de Fred Madison, mais une personne à part entière ayant une vie propre. Le Mere Pete Dayton est une personne normale, un adolescent américain normal de la fin du vingtième siècle.

    Alors, qui est le Minotaure dans Lost Highway, si ce n’est Pete Dawton ? À qui a-t-il fait l’in-hospitalité au début du film ? Et quelles sont les traces qui nous disent que Fred Madison sur-joue ? Autrement dit, quelles sont les preuves d’un jeu surréel de Fred Madison et de son Mere Pete Dawton ? Et qui est Dick Laurent dont on apprend abrupto la mort, au début du film ?


  Lost Highway, David Lynch - Fred et Renée Madison



    Vous rappelez-vous du début du film, lorsque Fred fait l’amour à sa femme, Renée ? Il s’excite sur le corps de sa femme et elle ne bouge pas, elle semble attendre que ça passe. Fred, lui, est aux anges ; on entend, en arrière-fond sonore, le morceau de Tim Buckley Song to the siren, chantée par Elizabeth Frazer. Ivre d’amour, Fred se noie dans les bras de Patricia Arquette, alias Renée. Lorsqu’il a fini de jouir, c’est là, quand il remarque la main de sa femme dans son dos, qui lui fait une petite tape, et, en voix-off, ce murmure de voix féminines susurrant à son oreille, comme une glossolalie… Ses yeux crispés cherchant la main de sa femme, dans son dos, pour comprendre qu’il a lui-même été joué depuis le début, par les femmes d’abord, par celle-ci et par une autre, sa propre mère, car cette petite tape correspond en tout point à celle que lui faisait sa mère, quand il était un nourrisson, après qu’il avait bu son lait. Cette main de Renée, après son orgasme, le ramène à ce qu’il était, comme si, finalement, rien n’avait eu lieu, hormis un rot, un simple rot se répétant en boucle une vie durant, la déglutition du lait sur l’épaule d’une mère. Alors, puisque Renée ne se rend pas compte de l’esprit maternel qui l’anime, lui-même ne se rendra pas compte qu’il la tue. Le Minotaure, que notre héros est chargé de terrasser, n’est pas dû à la jalousie qui l’emporte contre Renée, comme la critique l’a écrit à la sortie de Lost Highway, les motifs de Fred sont existentiels : c’est contre la vie, que porte le genre féminin, qu’il en a. Le double de Fred, ou Fred-Mere, tue, à travers Renée, ce que la femme incarne, puisqu’elle semble réduire les hommes à l’état de nourrissons, autrement dit de larves.

    On retrouve là un thème gnostique propre aux premières sectes simoniennes, comme je vais vous le montrer. Selon le gnosticisme, la création humaine est impropre et mauvaise, puisqu’elle n’est pas le fait du vrai dieu, mais d’un usurpateur, le démiurge, qui a pris sa place. Dans L’Apocalypse d’Adam, un texte du mouvement gnostique des Sethiens datant du quatrième siècle après Jésus Christ, on peut lire ces propos placés dans la bouche d’Adam : « Ecoute mes paroles, mon fils Seth, dit Adam : lorsque dieu m’eut créé de la terre avec Eve, ta mère, je marchais avec elle dans la gloire qu’elle avait vue sortant de l’Eon dont nous sommes issus. Elle me fit connaître une parole de la Gnose, concernant Dieu l’Eternel, à savoir que nous ressemblions aux Grands Anges éternels, car nous étions supérieurs au dieu qui nous a créés et aux puissances qui sont avec lui, elle que nous ne connaissions pas. »[2] Pour le gnosticisme, la créature humaine est supérieure à son créateur, Yahvé. De véritables eucharisties amoureuses eurent lieu dans tout le bassin méditerranéen, aux deux premiers siècles après Jésus Christ, eucharisties dédiées au messie venu sur Terre pour sauver les hommes de la tyrannie de son père, le dieu de l’ancien testament. Pour les fidèles de ces eucharisties, l’homme était une larve, mais il pouvait sortir de son état de torpeur et devenir le frère du vrai dieu…
    – Quel roman ! vous exclamez-vous. Oui, c’est exactement cela, un roman ! Mais ce roman, malgré le travail d’ « exégèse » des pères fondateurs, est à l’origine des soubassements de l’Église. Sans la gnose, l’empereur Constantin n’aurait probablement pas réuni, au quatrième siècle, le premier concile de Nicée ; sans le diable, pas de dieu. Vous me demandez quel rapport entre le Minotaure que nous traquons et la Gnose ? Vraiment, vous ne le voyez pas ? Vous préféreriez un fil d’Ariane plus crédible qu’un film de Lynch ou de Polanski pour l’extirper de sa tanière ? Reprenons alors les bras de Renée, si vous le voulez, les bras de votre propre femme, si vous êtes un homme, ou ceux de votre homme, si vous êtes une femme. Même dans la tribu Samo, telle que l’a étudiée l’anthropologue Françoise Héritier, les femmes sont fatales, directement connectées au monde des esprits, à la brousse ; « pulsion de vie », aurait dit Schopenhauer… - La vie, quoi ! - Ce qui vous gène, c’est que je ne fasse pas de différence entre la vie et un film, ce qui vous gène c’est que nous soyons tous des personnages de roman, vous ou moi, n’importe qui. Selon moi, le Minotaure, que Fred Madison a à tuer, est le démiurge, et le démiurge, dans Lost Highway, se nomme Dick Laurent. Quel est votre propre Minotaure ? Quel est votre propre dieu ? Il vous faudra de l’aide, bientôt, un fil d’Ariane pour votre vie. Dites-m’en plus maintenant, je vous écoute…




 [1] Pour Georges Laurent, le contrat ne se passe pas dans son esprit, mais dans celui du cinéaste Haneke, et nous en reparlerons plus tard.
[2] L’Apocalypse d’Adam. Traduction Françoise Morard. Site Internet Naghammadi.


Aucun commentaire: