lundi 26 janvier 2015

La traque du Minotaure (2) - ou Comment une maison peut-elle devenir un labyrinthe ?


Lost Highway, David Lynch

    Dès les deux premiers plans de Lost Highway, un spectateur peut être dérangé dans ses habitudes. On voit, en très gros plan, le profil d’un homme fumant une cigarette, un visage appartenant à un homme blanc dont on ignore encore qu’il s’appelle Fred Madison et qu’il est saxophoniste. Dans les premières instants d’un film, le spectateur attend généralement un paysage, la ville ou la campagne, quelque chose comme la progression vers un lieu où il puisse se dire : « Cela va se passer à tel endroit, dans une ferme avec des poules, dans une petite ville, une métropole, en mer ou dans le désert. », puis, progressivement, passant d’un lieu à un autre, la caméra se focalise sur les protagonistes. Ici, non : la caméra serre et cerne en très gros plan le profil de Fred Madison, dans une semi obscurité d’abord, puis de face, les yeux dans le vide. Un rayon de soleil apparaît dans l’Intérieur-Nuit de la maison-Madison, sans qu’on sache qui a ouvert la fenêtre, sans même qu’on puisse dire si la source d’où provient cette lumière inondant un visage est une fenêtre ; Fred Madison donne alors l’impression de regarder la caméra, puis on sonne.

    En appuyant sur un interphone, on s’attend à ce qu’un personnage dise « Qui est là ? », n’est-ce pas ? En tout cas, quand quelqu’un sonne ou frappe à la porte, on lui demande de se présenter ; c’est même la première chose qu’un homme fait, quand il rentre chez lui, et qu’un étranger ou que sa femme sont sur son seuil : « Qui est là ? » Puis l’homme ou la femme derrière la porte, qu’il soit ou non un inconnu pour l’hôte, décline son identité. À moins que l’hospitalité, que l’hôte offre, soit inconditionnelle. Ce serait alors une hospitalité où tout le monde pourrait passer le seuil d’une maison, comme il est, sans être présenté au maître de céans, de cette forme d’hospitalité qu’on donne, dans L’Odyssée d’Homère, à Ulysse, ou de celle que Christophe Colomb reçut en débarquant sur l’île de Guanahani. C’est encore cette forme d’hospitalité qu’on offrait à l’étranger dans certains lieux sacrés, comme un temple grec durant l’Antiquité, une église, des débuts de l’ère chrétienne à nos jours : ici, la justice humaine n’aurait plus cours, ici un être pourrait entrer sans avoir de nom, de patrie ni de famille. C’est actuellement encore quelque chose de très fort pour nous, cette notion d’hospitalité absolue dans un lieu sacré, à tel point que, lorsque la police a expulsé des sans papiers de l’église de Saint-Bernard à Paris, le 23 août 1996, une vague d’émotions sans précédent a secoué la France, quelque chose de l’ordre de l’inhumanité des lois françaises a été révélée dans les journaux : la loi française était dès lors devenue inhumaine, pas seulement non républicaine, mais proprement inhumaine. Le philosophe Derrida affirmait à ce sujet que la première des conditions pour qu’il y ait hospitalité à Athènes, la première chose, qu’un étranger doit posséder, est un nom, et il a écrit à ce sujet : « la différence, une des différences subtiles, parfois insaisissables entre l’étranger et l’autre absolu, c’est que ce dernier peut ne pas avoir de nom et de nom de famille ; l’hospitalité absolue ou inconditionnelle que je voudrais lui offrir suppose une rupture avec l’hospitalité au sens courant, avec l’hospitalité conditionnelle, avec le droit ou le pacte d’hospitalité. En disant cela, nous prenons en compte une pervertibilité irréductible. La loi de l’hospitalité, la loi formelle qui gouverne le concept général d’hospitalité apparaît comme une loi paradoxale, pervertissable et pervertissante. Elle semble dicter que l’hospitalité absolue rompe avec la loi de l’hospitalité comme droit ou devoir, avec le pacte d’hospitalité. »[1]

    Revenons à cette hospitalité que le père Henri Coindé a donnée en 1996 aux immigrés sans papier dans son église, l’église de Saint-Bernard, qui se trouve dans le treizième arrondissement de Paris : il y a ici une hospitalité absolue et telle hospitalité répond à une histoire que le peuple, inconsciemment, reconnaît. Mais cette hospitalité, dans le même temps, remet en cause l’hospitalité conditionnelle des lois françaises. Pour reprendre un terme de Derrida, l’hospitalité du père Henri Coindé « pervertit » l’essence même du droit français en matière d’accueil des étrangers, et pourtant c’est ce qu’une partie de l’opinion française, à l’époque, demandait. L’opinion, qu’elle soit ou non croyante, demande une hospitalité absolue, une hospitalité qu’un lieu sacré, comme une église, emblématise. Pour elle, une église est un lieu où les lois des hommes et leurs interdits n’ont plus cours. C’est pourquoi la décision de l’évêque de Paris, le cardinal Lustiger à l’époque, de demander au ministère de l’intérieur de chasser de son église les étrangers qui y logeaient, l’a scandalisée, comme l’a scandalisée le fait que le ministère de l’intérieur lui obéisse : une infamie avait été commise, par l’Eglise en premier lieu, puis par l’Etat qui l’avait suivie... Mais, ici, ma comparaison entre les premiers plans de Lost Highway et l’expulsion des sans papiers ne semble pas tenir, n’est-ce pas ? elle semble même peut-être, si l’on creuse, à vouloir coûte que coûte la tenir, scandaleuse… – Fred Madison appuie donc sur le bouton d’écoute de son interphone et ne dit mot, son interlocuteur, quant à lui, ne se présente pas non plus et il lui annonce la mort d’un homme dont l’hôte semble ne rien connaître. Le film se présente donc, dès les premiers plans, comme absolument inhospitalier, non pas d’une hospitalité, mais d’une inhospitalité absolue… – Je sens que je vous irrite en mélangeant moi-même un événement tragique de l’histoire de notre pays avec un film américain, cela n’aurait, selon vous, pas lieu d’être… à moins de me présenter moi-même à vous sur un autre plan que celui qui est attendu de l’auteur d’un texte ou d’un discours, celui de l’étrange, et d’une étrangeté irréductible et absolue, mais vous n’y tenez pas, n’est-ce pas ? Vous ne voudriez pas entendre un tel propos ? Je revendique cependant pour moi-même le droit d’être cet autre absolu, dont parle Derrida, et je souhaite de votre part une inhospitalité absolue. Mais vous ne pouvez probablement pas être, dès l’entrée de mon texte, d’accord avec moi, ni même, peut-être, avec le poète René Daumal qui dès la première de ses Clavicule d’un grand jeu poétique écrivait :
« Il faut qu’un vienne et dise : Voici ainsi sont ces
choses.
Pourvu que ceci soit montré, qu’importe celui qui
peut dire :
J’ai fait la lumière.
Et la lumière, aussi bien, n’est à personne. »
    Il n’y a pas, selon René Daumal, d’énonciation proprement dite à la formulation de la vérité, celle-ci est, elle aussi, absolument inhospitalière. Donc, pas de Je s’adressant à un Tu afin qu’un Il advienne ; le lieu, le topos grec sont des simulacres, et tout le travail du poète est de déjouer ces simulacres que l’identité reçue d’un homme et le baptême linguistique, pour reprendre un terme du linguiste Benveniste, cautionnent.

    La deuxième Clavicule du Grand Jeu de Daumal affirme à ce propos :
« Non est mon nom
NON NON le nom
NON NON le NON »

   ̶  Fred Madison va donc vers une baie vitrée, au premier étage de sa maison, pour voir qui a sonné. En chemin, lui ou le spectateur croit entendre les sirènes de la police et le crissement des pneus d’une voiture au démarrage. Il regarde dehors ; à l’extérieur le spectateur le voit regarder derrière une fenêtre de sa maison : rien, tout semble normal, Fred Madison est bien derrière la baie vitrée, quand on regarde une maison blanche de l’extérieur ; telle maison californienne semble bien être celle d’un homme blanc de taille moyenne dont on ignore encore qu’il s’appelle Fred Madison.
    Poursuivons, puisque vous êtes toujours là à me lire.

    La nuit arrive sur la maison. À l’intérieur, une femme en nuisette, un verre à la main. Fred prend son saxophone, il est prêt à sortir. La femme lui demande de ne pas l’accompagner au club, ce soir. Renée – elle s’appelle Renée – voudrait lire, et Fred lui demande quoi, ce qui la fait rire. Renée est belle, très belle, Renée ne lit pas, Renée n’a jamais lu. Le spectateur sent déjà qu’il n’y a pas un seul livre dans la maison et que, si livre il y a, ce sont des éléments d’un décor intérieur, comme certains bars, certains restaurants ont, sur des étagères ou dans des bibliothèques, des livres que personne ne lit. Renée ne lit pas, parce qu’il n’y a pas lieu pour elle de lire, ce qui la fait rire, et Fred est content que Renée rie encore à ses blagues, malgré tout.
    Puis il va au Luna Lounge, un club où il joue, et, sur scène, il improvise librement un morceau de jazz avec son sax, une mélopée free jazz à la recherche du it pour un nouveau Neal Cassady. Il joue, puis il va vers un téléphone pour parler à Renée ; il fait un numéro et le spectateur peut voir des téléphones sonner dans une maison qui doit bien être la sienne, à quelques kilomètres du club, le Luna Lounge. Ce doit être sa maison, et, puisque Renée est sa femme, elle devrait être là à l’attendre ; « Si je dors, réveille-moi. », lui avait-elle dit, si je me souviens bien du film, mais je ne regarde jamais un film deux fois de suite ; un livre non plus, je ne le lis pas deux fois de suite : « Les écrits restent. », semble-t-il. Je me rappelle qu’il y avait plusieurs téléphones dans cette maison ; la caméra de Lynch a filmé des téléphones disséminés dans des pièces, et cela a dû faire un boucan à réveiller un mort, mais, là non plus, personne ne décroche, personne ne répond vraiment ; Renée semble ne pas être là, et le spectateur se dit : « Elle n’est pas là. », n’est-ce pas ? Elle ne répond pas, elle n’est pas là ! Pourquoi aller chercher plus loin ? Cela ne décroche pas, elle n’est pas là. Puis il rentre. Il y a ces couloirs dans le noir, dans la maison de Fred, des couloirs qui semblent interminables, puisque noirs, font douter de la distance entre telle et telle pièce. Puis Renée est là, qui dort dans une chambre. Elle a toujours été là. Qu’est-ce qui nous fait dire qu’elle aurait pu être ailleurs ? Pourquoi un tel soupçon porté sur le monde comme il va ?

    Dans la matinée, Renée descend l’escalier de l’entrée de la maison-Madison pour prendre le courrier et elle découvre, dans une grande enveloppe, une cassette vidéo sur la première marche. Elle décide alors avec Fred de visionner la cassette. Ils visionnent donc des plans de l’intérieur de leur maison fait par un homme qui se trouvait à l’extérieur. Ils se voient vivre chez eux, ils ne se regardent pas, mais ils se visionnent… Je ne me rappelle plus très bien le nombre de cassettes vidéos qu’un individu a laissées devant leur maison, ni le détail de l’intrigue à ce niveau, toujours est-il qu’un homme du nom de Fred Madison dans le film Lost Highway de David Lynch, un homme du nom de Georges Laurent dans le film Caché de Michael Haneke, se voient vivre, avec des cassettes vidéos envoyées par un inconnu, comme s’ils étaient à l’extérieur d’eux-mêmes et de leur maison, une maison qui se trouve à Los Angeles pour Lynch, une maison qui se trouve à Paris pour Haneke.



 View of the 49, rue Brillat-Savarin in Paris, where was filmed Caché by Mickael Haneke


     George est présentateur pour une émission littéraire sur une chaîne télé. Il n’est pas saxophoniste, il est critique de livre pour une chaîne télé. Il habite à Paris et c’est Daniel Auteuil qui joue son rôle dans le film de Haneke. Daniel Auteuil habite à Paris, au 49 de la rue Brillat-Savarin, lorsqu’il découvre une cassette-vidéo dans sa boîte aux lettres. Lorsqu’il visionne la cassette, Daniel Auteuil voit un plan-séquence de la façade de sa maison.

    (A suivre...)

[1] Anne Dufourmantelle invite Jacques Derrida à répondre de l’hospitalité, Calmann-Lévy, 1997. P. 29.

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