jeudi 17 avril 2014

Pour une théorie de la production littéraire dégradée



" La littérature dégradée (qui produit aussi ses livres, et ses lecteurs) pourrait justement se définir par le fait qu'elle est incapable de produire les conditions d'une telle véracité* , dont elle est par conséquent obligée de trouver le fondement, ou le prétexte hors d'elle-même : son langage, sans forme propre qui le contienne, s'échappe, glisse indéfiniment vers autre chose : une tradition, une morale, une idéologie"

Une fiction littéraire n'existerait donc que "par le mode contraignant de sa formulation"


Pour une théorie de la production littéraire, Pierre Macherey
François Maspero, Paris : 1966


(... ne crois pas plus en l'unité de l'homme qu'en l'unité d'un livre)




" L'irradiation a beaucoup détruit, la correction chromatique est défectueuse. Il avait un sens aigu du sujet, mais une prise de vue sans force, une construction inexcusable... On a si souvent l'impression que la réalité lui a échappé."

L'artiste et photographe Weston à propos des photos d'Eugène Atget

 
(... pensée magique, ici : pense encore en terme de poids des mots et de choc des photos)




Le cabaret de l'enfer, Eugène Atget

dimanche 6 avril 2014

Paule Lanternier







Texte sur le travail de la photographe Paule Lanternier.




    Paule Lanternier travaille souvent à partir d’images photographiques d’inconnus ; elle chine, sélectionne, prélève des photographies d’anonymes sur une période allant de 1900 à nos jours. Une photographie stockée sur quatre est recadrée et agrandie par l’artiste, puis tirée noir et blanc en sel argentique. Les photos d’anonymes sont ainsi élevées au rang d’objet d’art, elles invitent le regardeur à revenir sur sa propre conception de ce qu’est l’art de la photographie et de ce qu’il n’est pas. 

    On pense ainsi à Photo trouvée, le livre de l’historien de la photographie Michel Frizot et Cédric de Veigy. Dans ce livre, Frizot et de Veigy ont sélectionné plusieurs centaines de photographies d’inconnus et révéler l’intérêt esthétique qu’elles recèlent. L’impression laissée par de tels clichés est remarquable, parce qu’ils s’attachent à la poésie du quotidien et à ce détail photographique qui fera sens à travers le miroitement des images feuilletées. À la différence du travail de Frizot et de Veigy, Lanternier réinterprète les photographies anonymes en les recadrant systématiquement, ce qui guide l’œil du spectateur, lui suggère de voir ces photos pour elles-mêmes. En janvier 2011, pour l’exposition Parallaxes à la galerie Nü Koza de Dijon, l’intention, qu’avait Lanternier, de dégager le regardeur de l’a priori qui le retient face à des photos provenant d’albums de famille était davantage manifeste, puisque l’artiste allait jusqu’à couper le visage des inconnus, des photos qu’elle avait sélectionnées.  La parallaxe est, en psychologie, une modification de la subjectivité, une différence de perception d’une même réalité. En coupant, sur des photos, le visage d’inconnus à la hauteur du corps, Lanternier permettait au regardeur de s’attacher à une présence dégagée d’une physionomie propre et d’un récit de vie particulier. Il y a là, dévoilé, mis à nu par l’artiste, un paradoxe évident : comment une présence peut-elle être ainsi plus manifeste et plus prégnante, alors même que la figure n’est plus visible ? En latin, « Persona » signifie le masque de théâtre, de ce mot, les termes de personne et de personnage sont dérivés ; étymologiquement, notre personnalité nous viendrait peut-être alors de la comédie humaine, elle en serait une émanation. Lanternier, pour son exposition Parallaxe, interrogeait le regardeur : comment la présence d’inconnus peut-elle nous parler encore, tandis que le visage a été ôté ? Comment, étêté, un homme peut-il dévoiler son intimité davantage et peut-être mieux que s’il était là, à visage découvert, au milieu de nous ?

    Dans le travail sur la photographie de Paule Lanternier, quelque chose, que l’écrivain Susan Sontag avait déjà saisiedans les années 70, est déclinée à nouveau. Dans un texte « Objets mélancoliques », Sontag écrivait à propos de l’usage que l’on fait de la photo : « Fondamentalement, l’appareil photo fait de chacun un touriste du réel d’autrui et finalement du sien. » Susan Sontag affirmait cela à propos du photographe Jacques-Henri Lartigue qui fut le premier artiste de la photo à ne prendre pour modèles que ses proches et sa famille. Selon Sontag, le cliché photographique est, en lui-même, surréel, parce qu’il met chacun d’entre nous, artiste ou pas, face à sa propre part d’étrangeté ; devant son portrait photographique ou devant la photo d’un inconnu, une même étrange familiarité nous saisit parfois, une distance prise sur le temps qui passe et notre propre rang social. Il y a cette distance aussi dans le travail de Paule Lanternier ; recentrées, recadrées, ses photographies invitent à une relecture de l’histoire de la photo et de l’usage privé que l’on en fait au quotidien. L’artiste reprend, dans son travail, l’affirmation de Michel Frizot selon laquelle il y a véritablement, derrière le conformisme des poses que l’on tient lors des anniversaires, des séjours en vacances ou un mariage, une histoire et une esthétique de la photo de famille. Derrière le rituel de la photo prise du nouveau-né dans les bras de sa mère, un père, qu’il en soit ou non conscient, écrit sa biographie ; il cite, répète, pour lui-même et pour ses proches, une façon de cadrer un nourrisson à sa naissance... Le lendemain, ce même père, se promenant à Saint-Ouen, pourrait regarder de vieilles photographies sur la table d’un brocanteur ou d’un bouquiniste. Effrayé, il trouverait alors une vieille photo jaunie et racornie. Sur celle-ci, il découvrirait sa propre femme tenant son dernier né, telle qu’il l’a prise la veille ; il découvrirait que sa femme est toutes les femmes, quand elles mettent au monde.