vendredi 1 novembre 2013

La main du diable

À Arnaud Labelle-Rojoux

                                                                                                                            

 

 

Pessoa, seul, faisant œuvre, au début de la pièce :

le poète portugais rentre dans sa malle à manuscrit, à sa mort,

pour devenir un Grand Homme

̶  monastère Jerónimos, Lisbonne, aux côtés de Camoes   --

des boules faites au dîner avec de la mie de pain : rituel.

 

 

« L’homme est protéiforme, déclarait Pessoa,

mais ses hétéronymes doivent rester sur le papier,

son corps, tête et épaules rentrées, nichant son Grand Œuvre,

avalé par la bouche d’un four alchimiste : livre muet ;

que rien ne vienne déranger le sommeil des vivants,

rien, sinon, tout au plus,    un texte. »

 

Puis entre en scène le poète Genesis P. Orridge

qui éclate de rire :

« Je est un autre, toujours, déclare Genesis,

mais l’alchimie du verbe ne se suffit pas d'un texte,

elle doit transformer nos vies. »

Musique industrielle et guerres médiatiques

au service d'avatars multiples,

métamorphoses multiples,

sexes & vits ou vies multiples,

régression de la sexualité

à une enfance du désir,

dispersion, anarchie des zones érogènes,

introjectant, rétrojectant

hommes, femmes & alter ;

ou le jeune Alcibiade donnant la main à Socrate 

à la bataille de Délium,

et, caméléon, passant d’une peau à l’autre,

d’Athènes à Sparte.

 

La main du diable, alors,

rapprochant son tesson de poterie

du tesson d’un contractant :

 

 

 

 

Pacte conclu !

 

   

À l’instant, des corps morcelés surgissent :

celui, ouvert et mutilé, du Dalhia noir, quémande, lascive,

un pénis, 

tandis que la tête décapitée d’Holopherne chante sa victoire sur les Hébreux.

 

Sortant d’une crypte, le fils de Georges Hodel s’écrie :

« Mon père est le meurtrier du Dahlia noir ! »

et Duchamp referme la porte sur Etant donné, sa dernière oeuvre :

« Dossier bouclé ! »

 

-- Puis, la Fin des fins des Temps ! 

Hommes objets & femmes objets

dans les nues,

sexes & corps glorieux

nimbés d’une lumière dantesque 

nichant dans une case au septième ciel

autour de Yahvé,

comme effeuileurs & effeuilleuses

sur Freecam 

pour un prisonnier et un demeuré :

 

̶  De fino ultimo !

-- Trompettes !

 


Rideau !



A propos de l'installation La main du diable d'Arnaud Labelle-Rojoux, en ce moment au Centre Georges Pompidou, dans le cadre de l'exposition Le surréalisme et l'objet.

lundi 28 octobre 2013

Romance du crime (1887-2010)



Vidéo-création (Bruno Lemoine), musique (Mickaël Sévrain)

En 1887 le docteur et criminaliste italien Cesare Lombroso publiait les Palimpsestes des prisons.

L'ouvrage se composait d'écrits de prisonniers italiens : des graffitis relevés sur les murs
des cellules, sur des cruches, des tatouages, des billets... Les textes sont violents, bruts, acerbes,
rageurs, souvent désespérés.

Cesare Lombroso a, comme Genet, écrit le roman du crime, mais ce "romancier" employant la vie des prisonniers a instrumentalisé ses sources en vue d'étayer ses thèses en criminologie : soit "L'Uomo delinquente", l'homme né criminel, l'"âme" ou le "gène" du criminel. Face au milieu carcéral et aux voleurs et criminels décrits par Genet dans ses textes, il y a le monde carcéral et les criminels que Lombroso "auscultait", épiait, espionnait. Face à la postérité internationale de l'oeuvre de Jean Genet, il y a la postérité internationale du criminologue Lombroso... L'histoire se poursuit aujourd'hui, la romance du crime se poursuivra demain...

(Les palimpsestes des prisons de Cesare Lombroso ont été publiés par les éditions Allia à Paris en
2002, sous le titre Vivent les voleurs)

Romance du crime a été présentée en mai et juin 2010 aux Abattoirs - rue de Lyon - à Avallon (Yonne), dans le cadre de l'année Jean Genet.

mercredi 11 septembre 2013


J’étais sur une terrasse en été,

en train de corriger la présentation de l’homme-objet.

La pluie arrive alors,

je me recule, change de table pour ne pas

mouiller les feuilles du manuscrit,

et me retrouve à discuter avec une jeune femme

que mes élucubrations amusent.

 

K. habite Vienne, est scénographe et marionnettiste ;

je lui parle alors d’un spectacle de marionnettes,

que j’ai écrit il y a quelques années,

pour l’homme-table,

l’homme-chaise,

l’homme-micro

ou garage à vélos ;

je lui parle d’un castelet et de marionnettes,

construits par l’homme-objet,

que dix enfants de Vitry ont vus.

-- Némésis tire les fils de nos destins, peut-être,

une Parque les coupe,

ou bien nos désirs édifient pour nous un temps nouveau,

chaque heure.

 

Nous nous aimons ensuite et,

sur l’oreiller d’une chambre d’hôtel lugubre,

ma marionnettiste m’avoue qu’elle a un œil de verre,

Perle tombée dans la nuit

et sur laquelle l’Océan primordial se dénoue.

Puis nous nous quittons au matin,

et la profondeur de nos chairs se délite,

comme l’onde des flots portée par les mers.  

samedi 7 septembre 2013



Peur, alors, des esprits et des microbes,
reprenant chaque jour son ménage
en quête de la moindre poussière.
Les démons sont partout, dans le plus petit recoin,
et Mère vit éloignée des lieux
où résident les dernières tribus primitives :
aucun sorcier ni medicine man
à l’écoute de son chant.
Aucun exorcisme, aucune empathie,
aucune mystique dans nos climats
pour un tel mal mystique.
Ni exorcisme ni adorcisme.

Tout se termine enfin en Notre Père,
ou dans le confessionnal d’un curé, 
tout finit, tout se résorbe en absolution
de la main d’un prêtre,
pour que, seule,
    seule,
    seule,
elle marmonne son rosaire,
la face contre un mur de sa chambre.

(Jeune soldat de dieu priant sur terre pour vos âmes :
une chance sur soixante-dix sept fois sept fois
pour qu’elle ait raison,
une probabilité, dirait Borges,
ou une théorie, comme le fait de pouvoir être téléporté,
telle une mouche ou une information,
pour le cybernéticien Wiener.)

Le décompte des jours et des heures
comme Pénélope :
son Ulysse est un scapulaire,
un morceau de tissu collé sur sa poitrine
et sur lequel on distingue
un Christ dont la croix
saigne rouge vif.
Un moucheron écrasé dans ma main
me ferait le même effet.

samedi 31 août 2013

Sans nombril (4)


"Mon ventre est intact. Je n'ai pas de nombril, pas plus qu'Adam. Sans origine." 
Photo : Man Ray (1923)


Tergiversation sur la catastrophe : la théorie des catastrophes de René Thom.

     
    Annie Le Brun présente ainsi, dans Perspective dépravée, la façon dont les mathématiques ont cherché à théoriser la catastrophe, le chaos et le hasard pour ébaucher un contour possible de ceux-ci, jusqu’à faire de leurs ébauches des simulations vraisemblables et proches de l’épreuve photographique, comme si l’on avait trouvé le moyen de nommer l’innommable, de définir l’indéfini, en somme de modéliser tout et rien dans le même temps. Elle s’en prend ainsi à la théorie des catastrophes du mathématicien René Thom pour montrer que celle-ci, de par son universalité affichée, est en partie responsable actuellement de la banalisation du sens même de catastrophe : « Celle-ci, écrit-elle à ce sujet, dans son acceptation la plus générale, étant une « théorie du dynamisme universel », selon laquelle toute chose n’existe en tant que chose unique et individuée que dans la mesure où elle est capable de résister au temps – un certain temps. », comme le soulignait son inventeur René Thom, alors cet usage du mot lui retirait tout simplement sa valeur d’usage exceptionnel. »[1]

     Nous chercherons donc à tergiverser ici avec les mathématiques et nous tenterons de montrer qu’une forme de nescience de la catastrophe est possible et que, contrairement à ce que pense Le Brun, celle-ci n’est pas banale ou imaginaire, mais bien réelle. Une forme de nescience de la catastrophe, donc, à opposer aux discours de la science, comme un lointain écho du rire de Diogène.


*

   
    Dans la théorie mathématique des catastrophes de René Thom, le point de catastrophe est appelé un cusp ; ce cusp, comme en astronomie la singularité initiale à l’origine du Big Bang, ne peut être théorisé, puisqu’il n’est pas généralisable. Il s’agit d’un point-limite, parce que considéré comme unique, analogue à ce temps immédiat dont parle Bataille au début de La souveraineté. En science, si nous ne pouvons rien dire objectivement de la singularité initiale, du cusp ou de l’immédiateté du présent, nous pouvons par contre nous en approcher et tenter, en quelque manière, de le cerner. Ainsi, nous pourrions établir « mathématiquement » quelle dynamique est à l’œuvre dans la catastrophe des premiers instants de la vie humaine.   
    Ce que nous nous proposons de faire n’est pas nouveau, puisque la théorie des catastrophes a été utilisée dans les sciences du vivant, en embryologie, dans les sciences humaines et la critique littéraire, et que Jean Petitot a écrit un article sur l’identité humaine et la théorie de la catastrophe dans les années 70 pour un colloque sur l’identité organisé par Lévi-Strauss[2]. Mais notre perspective, répétons-le, est impropre et nescientifique : elle est ce point aveugle dans l’œil de la science. Nous traiterons donc de ce que le cusp est, dans son immédiateté même.

   La catastrophe, dont nous cherchons à établir la carte dynamique, correspond au moment-limite, durant l’accouchement, où le corps du nourrisson est coupé physiquement du corps de la mère. « Établir la carte » signifie, pour nous, faire en sorte que la perspective dépravée, dont se réclame Annie Le Brun dans son essai, soit la plus dépravée possible, qu’elle soit, en quelque sorte, proche de ce degré zéro de la perspective que les peintres surréalistes ont copié sur les tableaux de Paolo Uccello.

    Les lois françaises actuelles considèrent que le fœtus est formé durant la période de gestation ; le fœtus aurait donc les caractères humains essentiels trois mois après l’ovulation. Mais d’un point de vue physique élémentaire, la séparation du corps de l’enfant avec sa mère se fait « naturellement » après l’accouchement et nécessite une intervention extérieure. Il y a donc, « tout naturellement » pour nous, le clampage du cordon ombilical après l’accouchement et la section du cordon après le clampage. Les questions que nous pouvons nous poser à ce niveau sont alors les suivantes :
   À quel minimum pouvons-nous nous en tenir afin de déterminer l’instant où le nourrisson n’est plus physiquement relié à sa mère et la mère, à son nourrisson ? Y a-t-il un minimum absolu ou un minimum subsiste-t-il, tant que l’ombilic n’est pas coupé ? Y a-t-il un minimum absolu, c'est-à-dire un hiatus, un en-creux, par lequel la mère et son nourrisson ne seraient pas deux, mais un, un tel désordre pourrait-il être ? Un moment d’hypostase, de miracle total, un vide au milieu de tout, avant que la mère ne soit la mère et l’enfant,  l’enfant, est-il possible ?

    Nous dirions alors, devant tel instant-limite, qu’il n’y a pas plus d’enfant qu’il n’y a de mère ou que la vision que nous avons de la mère et de l’enfant est arrêtée, qu’elle ne porte plus sur aucun contour précis, à cause de la lenteur de notre perception des phénomènes, mais il y a bien une mère, pour nous, et il y a bien un enfant. Enfin, ou tout l’un ou tout l’autre, ou bien les deux, les deux solutions envisageables, opposées pourtant qu’elles sont l’une et l’autre, seraient aussi vraies. La mère et son enfant formeraient alors un seul et même être, une dyade, à l’instant c du cusp ; il n’y aurait donc pas plus d’hôte que d’ectoparasite, mais une créature à part entière, ni homme ni femme cependant, mais la neutralité des genres masculins et féminins prise dans l’instant. Ici, une loi de l’hospitalité nouvelle, dont n’a pas pensé Klossowski, apparaît alors.

   Dans notre anti-théorie de la catastrophe, la scissiparité serait donc la forme accomplie des cellules. Il n’y aurait donc pas une cellule concevant une autre cellule, mais, au moment de la catastrophe, la dyade prendrait le pas sur les deux monades : la vie, dans son ensemble, à savoir la vie cellulaire mais aussi la vie humaine, se conserverait donc unique, par le grossissement du volume de leurs tissus.


*


    À moins que nous ne suivions René Thom jusqu’au bout, en faisant œuvre de mathématique amusante avec sa théorie. Deux catastrophes seraient alors envisageables pour décrire la dynamique que forme la vie humaine dans son ensemble : la catastrophe de la fronce, telle que Thom l’a définie, et celle, justement nommée de l’ombilic. Nous pourrions alors donner deux sens dynamiques différents au monde que l’homme arpente :

    - Pour la catastrophe de la fronce, la mère et l’enfant se retrouvent, à un moment donné, au point du cusp que nous avons nommée la dyade. En réalité, le point cusp  de la fronce indique le passage d’un plan à un autre, après la coupure du cordon ombilical par l’infirmière. Comme l’opinion l’entend depuis des lustres, l’enfant et la mère ne formeraient plus, après la mise au monde, une entité à part entière, mais deux individualités, deux formes distinctes l’une de l’autre : tel roman de formation est connu et reconnu. Cependant, pour que le schéma dynamique de la fronce soit dessiné dans sa totalité, il faut que la mère et l’enfant reviennent à leur plan initial et fusionnel, après coup. Le nourrisson grandissant et devenant adulte est, en l’occurrence, condamné à chanter et à aimer sa mère, et sa mère, en retour, est condamnée à chanter et à aimer son enfant. Dès lors, l’enfant, s’il est un homme, s’abîmera, par la suite, dans les bras d’une femme, pour retrouver les moments vécus avant la catastrophe, et, s’il est une femme, elle s’abîmera par la suite dans les bras d’un homme, pour des raisons analogues. Nous pouvons aussi modéliser le schéma dynamique des différentes périodes de la vie humaine et en faire une vidéo ou un film d’animation grâce au site blender.org sur Internet. Mais nous pouvons aussi, si on le souhaite, changer le lieu même que les hommes ont de se dire, nous pouvons changer du tout au tout la formation de la vie, en passant de la catastrophe de la fronce à celle de l’ombilic : une nouvelle ontologie, un nouveau roman de formation, donc…

    - Avec la catastrophe justement nommée de l’ombilic, le ventre rond et enceint de la mère devient un lieu de densité accrue qui plonge le fœtus dans des volumes de tissus conjonctifs de plus en plus épais, au fur et à mesure de son développement. Il faudra donc que le fœtus, à neuf mois, perce le placenta qui lui tenait lieu de protection, avant que celui-ci ne l’étouffe. Il n’y a plus ici de retour à un état initial comme dans la catastrophe de la fronce, mais, au contraire, une fuite en avant, l’échappée belle du fœtus devenu un nourrisson qui, tête baissée, se retrouve effilé sous le bassin et les cuisses de sa mère, projeté hors d’elle, évacué, vidé du bain primordial, lancé du giron, du foyer, des pénates, ou cuisses et jupes des femmes, lancé et fuyant hors du monde, comme sur la crête d’une vague sur la mer, et lancé hors du monde à jamais !

   La force centrifuge du ventre enceint de la mère reproduit ainsi l’histoire de Paul Hackett, ce jeune informaticien new yorkais habitant l’Upper west side, dans le film After hours de Martin Scorcese. Paul Hackett, invité par Rosanna Arquette à venir chez elle, dans un loft à Soho, panique, lorsqu’il se retrouve au lit avec elle, après avoir découvert un livre présentant des photos de grands brûlés dans sa chambre. Il fuit son appartement à Soho, parce qu’il s’est imaginé que la jeune femme a, sous ses habits, son corps brûlé au troisième degré. Hackett fuit donc Arquette, il fuit et passe donc sa soirée, de péripéties en péripéties, de femmes en femmes et d’appartements en appartements, malgré lui, à Soho, le quartier arty de New York : Hackett, tel un éclat d’écume à la crête d’une vague ou l’équilibre du surfer sur sa planche.

   Les Lestrygons pourchassant Ulysse dans L’Odyssée d’Homère, les zombies dans La nuit des morts-vivants, le ventre carnivore de la mère à la fin de Braindead, les femmes dans les romans de Kafka ou Rosanna Arquette pour Hackett. 

    Hackett prend donc peur à cause d’un détail réfracté sur l’ensemble du film de Scorcese, After hours, un détail, une hantise qui prendra le pas sur sa vie, la soirée durant à Soho : le graffiti d’un sexe d’homme mordu par les dents d’un requin, graffiti que Hackett n’a qu’entr’aperçu dans des toilettes publiques, au début du film : un sexe d’homme qui n’en finira pas, pour lui, d’être mordu jusqu’à la fin de sa soirée : un sexe d’homme sous les dents d’un requin qui sont aussi les dents d’une mère, un sexe d’homme qui démange et dérange et dont il faudrait se débarrasser par grattage et friction jusqu’au sang.

    Le graffiti d’un sexe d’homme mordu par un requin devient Paul Hackett et il cherche à se justifier, chez l’une ou l’autre des femmes rencontrées dans le quartier de Soho, et sa supplique se termine chaque fois en friction avec elles. Hackett leur demande de pouvoir rentrer chez lui, mais elles ne le comprennent pas et le rejettent, lui, comme corps ou peau morte. Angoissé et incompris, il se trouvera alors à devoir fuir les habitants du quartier de Soho qui le pourchassent, pensant qu’il est responsable de la mort d’Arquette, jusqu’à ce qu’il se retrouve, au terme de sa soirée, enfermé littéralement par l’une d’entre elles, la dernière femme trouvée dans la soirée et qui se trouve être une sculptrice. Il se trouve enfermé volontairement par elle, la der. des ders, pour fuir le quartier de Soho, dans une statue faite en papier mâché, une statue bientôt volée par des cambrioleurs et déposée dans une camionnette qui roulera à tombeau ouvert jusqu’à l’Upper street, le quartier des affaires de New York.

    Dans un virage, les portes de la camionnette s’ouvrent alors et la statue de Hackett tombe sur le carreau. Elle se brise à huit heures sur le trottoir, à l’ouverture des portes du bureau où le geek Hackett travaille chaque jour.
    La statue de Hackett se brise finalement chaque jour à huit heures du matin, pour quiconque d’entre nous.
    Quiconque d’entre nous,
    quiconque est Hackett fuyant les cuisses des femmes
    pour se briser, se scratcher à huit heures du matin à la porte de son travail !


*


    En tergiversant sur la théorie des catastrophe de René Thom, nous nous retrouvons maintenant avec deux ontologies, et ces deux ontologies ne se recoupent en rien. L’une postule un retour fusionnel dans le sein d’une mère, l’autre une fuite en avant : antinomie, contradiction  qui, dans notre cas, nous arrangent et déclenchent même un rire qu’il nous est difficile d’arrêter. On imagine alors Belacqua sur son replat demander à Dante :
« Est-ce que tu es certain de monter, Dante, mon ami ?
Où est le haut ? Où est le bas pour toi ?
Où l’Enfer, où le Paradis ?
Prends un instant de répit avec moi,
Laisse Virgile continuer seul sa route.
Recherchons ensemble la base et le sommet.
Es-tu certain que je ne sois pas meilleur guide
En ce domaine
Que Virgile ou Béatrice ? »

   Dante s’assied alors à côté de Belacqua, et lui continue ainsi maintenant : « Il y a plus d’étoile fixe dans le ciel de l’homme qu’il n’y en a dans l’espace. Que t’importe que je sois mort ou vivant, homme ou âme, spectre ou monstre, puisque nous sommes là, tous les deux réunis à nouveau ? »
   Mais Dante se relève bientôt pour reprendre sa route ; alors Belacqua lui lance en partant : « J’aimerais que tu sois toujours couché à côté de moi, Dante, tu le sais ? Tu pourrais ne pas plus avancer d’un pouce, même en ayant atteint le septième ciel ! »
   Mais Dante est sourd, puisqu’il aime Béatrice, et, puisqu’il aime, il sera sourd à Belacqua jusqu’au bout.
   Il faudra donc que des ciels et des astres nouveaux soient créés par un autre poète que lui.

    Le mythe du Purgatoire fut inventé par l’Eglise, quelque temps avant que Dante ne commence sa Divine comédie, et, comme souvent, quand un poète écrit à l’aube d’un mythe, le Purgatoire est le plus beau de ses trois livres.



*
**



Addenda



    Il y a quelques jours, un ami nous a appris – nous ? moi, toi, soi, nous, vous, leurqu’Adam et Ève, un tableau baroque du peintre Jean-Baptiste Santerre, s’est fait vandaliser à Doyle New York, une société spécialisée dans le commerce d’art. Le vandale avait enlevé les nombrils sur les corps du premier homme et de la première femme. Jean-Baptiste Santerre était partisan de l’anomphalie, il pensait que le couple originel avait été conçu par Dieu sans nombril. Il nous est alors revenu en tête cette affirmation de Jacques Rigaut, l’aventureman suicidé : « Mon ventre est intact. Je n’ai pas de nombril, pas plus qu’Adam. Sans origine. » Dans La mort morte, un recueil de textes où Ghérasim Luca décrivait ses pensées durant ses tentatives de suicide, on peut trouver une affirmation analogue. À prendre à la lettre ces deux auteurs, nous dirions : « Rigaut et Luca ne sont pas plus nés qu’ils ne sont morts. », mais passons. Le critique d’art Jean-Michel Rabaté, auquel je parlais hier de la « retouche » sur les corps d’Adam et Ève, m’a alors répondu qu’il connaissait une écrivain américaine, Vicki Mahaffey, qui s’était mariée à deux hommes, à quinze années d’intervalle ; ses deux maris  n’avaient, ni l’un ni l’autre, de nombril. Selon lui, un tel acte de vandalisme sur le tableau de Santerre n’a aucune valeur.  ̶  L’heureuse femme ! Comment ? Par quelles circonstances Vicki Mahaffey a-t-elle pu rencontrer et aimer deux anomphales à la suite ? Mystère... que je ne relèverai pas, j'en ai assez écrit à ce sujet aujourd'hui.  

    Si un lecteur nous demande de nous justifier pour ce texte, nous lui dirons que nous nous sommes déjà allés nous faire voir plus d’une fois mais que nous récidivons toujours. Nous ne nous remettons pas que d’une chose : c’est d’avoir demandé de l’argent à nos parents quand nous étions dans le besoin. Nous avons bien compris maintenant la leçon,

Merci.


(juillet, août 2013)



[1] Ibid. Pp. 22-23.
[2] « Identité et catastrophe », Jean Petitot, in L’identité, Claude Lévi-Strauss, Quadrige, PUF. Editions Grasset et Flasquelle, Paris : 1977. Pp. 109-148.

vendredi 30 août 2013

Sans nombril (3)




L’homo ludens et Diogène


    La conception ontologique de l’homo ludens est, répétons-le, différente de celle de la philosophie cynique. Un cynique pourra apprécier voire accompagner les efforts des hommes afin de s’émanciper de leur condition de travailleurs, il pourra même, à la façon de Constant avec l’utopie New Babylon, espérer que la technologie informatique permette de créer des villes conçues pour que ses habitants découvrent chaque heure des quartiers et des places nouvelles, il ne verra pourtant, dans ces efforts et dans ces luttes, qu’un pis-aller, puisque la recherche du bonheur ou du paradis sur Terre, pour lui, est une impasse, comme l’est le paradis et l’enfer pour Belacqua. Le cynique tergiversera donc avec les motivations de l’homo faber comme avec celles de l’homo ludens ; il pourra, par exemple, participer aux loisirs et aux jeux de l’un, mais sa participation sera volontairement biaisée. Non que le cynique triche aux jeux, même s’il peut le faire, mais il préfère à la victoire ou à la défaite l’anti-jeu ; sa participation tournera donc en rond, sans raison ni but et de façon totalement gratuite. À l’homo faber, il pourra aussi consacrer du temps et fournir des efforts, mais cela sera à la façon de Bartleby, le personnage inventé par Herman Melville, l’auteur de Moby Dick :                  « I would prefer not to. » Bartleby signera un contrat de travail pour recopier des textes que compile un homme de loi de Wall-Street ; il deviendra son secrétaire, tapera ses comptes-rendus, pourra même créer des banques de données informatiques pour son étude, puis, tel l’ecto-parasite que lui et nous avons toujours été, s’installera dans ses bureaux et refusera progressivement tous les travaux que l’homme de loi lui demandera d’exécuter : « I would prefer not to. »
    Le refus de Bartleby tournera en rond, se répétera malgré les objurgations de l'employeur, devrait donner, au fond, ce que Hegel appelait, dans sa Phénoménologie de l’esprit, un mauvais infini[1] : « I would prefer not to, I would prefer not to, I would prefer not to… » La ritournelle devrait s’arrêter à un moment ou à un autre, Bartleby devrait rentrer chez lui après son licenciement, quitter l’étude de l’avoué, retrouver ses pénates, tout comme Oblomov devrait quitter sa chambre. « L’homme est essentiellement courageux. », affirmait le philosophe Alain dans ses Propos sur le bonheur. Mais non, il n’en est rien ; Hegel et Alain ont tous les deux tort, parce que l’homme est, au fond, un parasite planté dans le sein des mères, l’homme est un parasite, voilà tout. Et cela devrait s’arrêter là, les hommes souhaitant garder la face, devant tel comportement déviant, devraient hausser les épaules et passer leur route, plutôt que de tuer le scribe récalcitrant ; ce qu’ils font généralement, comme l’empereur Alexandre à Athènes s’exécute à l’injonction de Diogène, alors qu’il était venu lui rendre visite : « Ôte-toi de mon soleil ! », lui aurait répondu ce dernier. Même un empereur et un dieu tournent la bride de leur cheval devant les sources de l’homme, cependant que leur armée occit, brûle et viole à loisir, à la porte d’à côté…



Catastrophes réelles et catastrophes imaginaires : la théorie de la catastrophe
 
  
    Affirmer que nous n’en finissons pas de mourir touche, en fin de compte, à notre imaginaire comme à notre culture de la catastrophe en un sens encore mal saisi actuellement. La catastrophe désigne habituellement une rupture dans l’ordre des êtres, des choses et des événements, et telle rupture est, dans son sens courant, toujours inédite et effrayante. Or, comme nous l’avons montré, ce qui a été rompu, selon la philosophie cynique, c’est le lien avec la mère, cette coupure du cordon ombilical que l’humanité a toujours considéré comme allant de soi. L’humanité, jusqu’à nos jours, n’a eu de cesse de faire que les premiers instants de la vie aient un sens univoque, commun, banal, et toute conception hétérodoxe, voire seulement ambiguë, de nos débuts sera reléguée par la culture sur le plan de l’imaginaire : une fiction, en somme. Ainsi, dans un essai Perspective dépravée, l’écrivain Annie Le Brun parle de catastrophes imaginaires qui seraient le pendant des catastrophes réelles. Son propos sur la catastrophe est des plus justes : alors même que les catastrophes semblent s’abattre chaque année un peu plus autour de nous, alors que, de façon grotesque, certains vont même jusqu’à imaginer l’ensemble de l’espèce humaine comme étant suicidaire, notre imaginaire de la catastrophe s’appauvrit proportionnellement, de façon à ce que l’homme ne soit plus en mesure de considérer dans toute sa complexité ce que son époque a de tragique : « Renversement de perspective sans précédent, écrit à ce propos Annie Le Brun : pour la première fois, au lieu d’entraîner au plus loin, l’imaginaire ramène au plus près ; pour la première fois, au lieu d’ouvrir l’horizon, il le ferme en jouant essentiellement sur la vraisemblance, de sorte que les actuelles mises en scène de la catastrophe la simulent pour en nier d’abord le caractère improbable. En se réduisant ainsi à l’extrapolation d’une situation-limite, elles aboutissent toutes à priver la catastrophe de la portée qu’elle a toujours eue, ne serait-ce qu’en supprimant la part d’inconnu implicite dont elle était auparavant porteuse. »[2]
    La catastrophe devient ainsi une évidence dont on s’habitue, l’horreur, qu’elle recèle, sa profondeur tragique prendraient désormais pour nous un sens conventionnel. Une norme de l’imaginaire catastrophique s’établirait ainsi, depuis plus de dix ans, par la simulation, au cinéma, à la télé et jusque dans nos sciences, des dernières heures de l’humanité et de la façon dont Noé pourrait, par exemple, s’en sortir à notre époque après avoir édifié son arche. Une norme du Spectacle s’établirait, en l’occurrence, qui chercherait à démontrer que les catastrophes humaines sont impossibles à éviter et conforteraient les discours fatalistes véhiculés par les médias : « C’est comme cela, c’est ainsi, tout va à vau-l’eau, nous ne nous en sortirons pas ! » Il faudrait alors en revenir, selon Annie Le Brun, à ce sentiment obsédant de la catastrophe dont elle parle dans Appel d’air, « obsédant comme l’écho lointain de pulsions à très longue portée dont, stupéfaits, nous percevons parfois l’ampleur mais dont l’origine nous échappe. »[3], et qui font penser à cet homme-palimpseste dont le psychanalyste Ferenczi, la bête noire de Freud, avait parlé dans Thalassa : la catastrophe de Thalassa : l’assèchement de l’océan primordial se retrouve dans le cri du nourrisson, écho rapporté du fond des Âges, lorsque l’air entre dans ses poumons pour la première fois !

    Mais, dans notre cas, concevoir la naissance comme étant une catastrophe réelle, c’est affirmer le caractère hasardeux de l’existence humaine, une existence qui est donc ouverte à toutes les tergiversations possibles sur les situations-limites.
    Aux simulations de la catastrophe dénoncées par Annie Le Brun, notre tergiversation devrait donc prendre la forme d’une vaticination circulaire, à savoir une ritournelle tournant en boucle avec les fins dernières de l’homme et s’opposant non seulement aux discours apocalyptiques du Spectacle desservis par la presse, à la télévision et au cinéma (« Le temps est à la crise, KRACH ! Il nous faudra faire des sacrifices ! Consommez moins, travaillez plus, KRACH ! Montez sur les montagnes, indignez-vous ! »), mais aussi à nombre de discours scientifiques cherchant à décrire et à expliquer ce qu’est la catastrophe.






[1] Hegel : « La figure la plus nette d'un infini à penser sans contradiction est l'accumulation illimitée des nombres dans la série numérique ... De même qu'à chaque nombre nous pouvons encore ajouter une unité sans jamais épuiser la possibilité de continuer à compter, de même à la suite de chaque état de l'Être se range un autre état, et l'infini consiste dans la production illimitée de ces états. Cet infini pensé avec exactitude n'a donc aussi qu'une seule forme fondamentale avec une seule direction. En effet, si pour notre pensée il est indifférent de se représenter une direction opposée dans l'accumulation des états, l'infini progressant à reculons n'est cependant qu'une production mentale inconsidérée. Comme dans la réalité on devrait, en effet, la parcourir en sens inverse, elle aurait à chacun de ses états une série numérique infinie derrière elle. Mais ce serait commettre la contradiction inadmissible d'une série infinie nombrée et il apparaît donc absurde de supposer une seconde direction à l'infini. » Cette pensée de Bartleby se répétant sans contradiction se retrouve, par exemple, dans                    Le pacte de lucidité, une intelligence du mal, un des derniers livres de Jean Baudrillard.
[2] Perspective dépravée. Entre catastrophe réelle et catastrophe imaginaire, Annie Le Brun. Editions du Sandre, Paris : 2011. Pp. 56, 57.
[3] Le passage suivant de l’essai Appel d’air est cité dans Perspective dépravée, p. 18.

jeudi 29 août 2013

Sans nombril (2)


New Babylon

La cité de l’homo ludens et la République de Platon


    Dans Le sacricide, un auteur singulier, Michel Koch, revient sur le sacrifice manqué de Bataille avec Acéphale, le groupe que l’auteur du bleu du ciel animait avant la seconde guerre mondiale et dont Koch a fait partie un temps. Koch imagine à ce propos une utopie dans laquelle une fête de la mort, qui pourrait bien être un avatar du sacrifice de Bataille, serait possible. Le sacricide perpétrerait le sacrifice voulu d’un homme à la date, au lieu et à l’heure de sa convenance. Or il y a, dans ce livre, un passage à propos de la naissance, dans lequel l’auteur déclare : « La naissance pose un problème ontologique plus grave encore que la mort volontaire. »[1] ; phrase scandaleuse à plus d’un titre.

    Pour Michel Koch, le fait de mettre au monde et de donner la vie est un acte plus grave encore que celui de commettre un oblat ; l’inadmissible commence là. Nous pourrions imaginer, comme Koch le fait, une utopie dans laquelle le sacrifice manqué de Bataille avec Acéphale prenne sens, il reste que la naissance demeure, comme pour Cioran et Beckett, la catastrophe première. La fête de la vie devrait, en conséquence, être préparée avec plus de soin que la fête de la mort : « Le poids de ce que l’on assume, lorsque l’on jette dans l’existence un être dont le consentement ne peut être sollicité, dépasse toute mesure. Le sens entier de la vie est en jeu et, pour peu qu’on le mette en doute, l’acte verse à pire qu’à l’absurde : au crime. »[2]
    C’est, en l’occurrence, le discours que l’on tient qui donne du sens à la vie, et c’est aussi lui qui donne du sens à la mort. Dans l’un ou l’autre cas, il faut un rite redonnant à l’homme sa démesure initiale. La mise au monde sera donc une mise en scène et la mère qui enfante sera appelée par Koch une Actrice. Celle-ci aura discuté plusieurs mois avec sa famille et ses amis pour savoir si le monde qu’elle conçoit pour elle-même sera digne de la souveraineté de l’enfant qu’elle projette d’avoir.

    Chaque individu est donc non seulement l’acteur, mais aussi le metteur en scène du monde qu’il arpente, il ne fait pas qu’y jouer un rôle, il donne du sens à sa vie comme à celle de ses enfants et de ses proches : la mise au monde est une mise en scène. Nier par le verbe, pour soi-même ou pour son entourage, être à l’origine de la vie que l’on donne est, en l’occurrence, un meurtre, parce qu’il n’y a que par les mots que la face de l’homme tient. Bataille abonderait probablement dans le sens de Koch, Bataille, mais aussi nombre de poètes surréalistes après Nietzsche : si la naissance est une catastrophe, l’homme est libre de s’inventer par le verbe, par le verbe et par des rites qu’il pourra réformer quand bon lui semblera, si tant est que la société lui en donne la liberté.
    Pour Cioran et Beckett, c’est le contraire : il n’y a pas lieu de déguiser la catastrophe qu’est la vie en donnant du sens aux événements qui composent les âges de l’homme. La vie est la vie et il n’y a pas de jeu qui tienne ; on ne s’improvise pas, on n’a pas à s’improviser : on est là et on y reste.

    Ou tout l’un ou tout l’autre, en somme : soit improviser un sens à sa vie, soit tergiverser avec elle, mais la vie, dans l’un ou l’autre cas, n’est pas donnée d’avance. On comprend alors la raison pour laquelle Platon voulait chasser Homère et les poètes tragiques d’Athènes dans sa République, car ceux-ci conçoivent, selon lui, la constitution de l’homme et du moi hors d’une ontologie univoque[3]. On peut aujourd’hui imaginer a fortiori les Athéniens discuter librement de la pertinence des poèmes ontophoniques de Ghérasim Luca face au logos de Platon, on peut imaginer une démocratie athénienne tout entière tournée vers l’homo ludens, l’homme qui joue, et laissant de côté l’homme conçu par et pour le travail : une ontopoésie, donc, plutôt qu’une ontologie. Un homme-rythme, un homme sonore, un homme-phonème créant sa propre maïeutique face à une idée de l’homme préexistant à ce qu’il est de par le logos : la république de l’homo faber face à la cité de l’homo ludens.
    Or, une telle cité a pu voir le jour quelquefois en architecture et en urbanisme à partir des années 60, à l’instar du projet New Babylon de Constant, des architectures mobiles de Yona Friedman ou, actuellement, dans certains mondes virtuels.


La cité de l’homme qui joue

    Constant est un peintre qui a été proche du mouvement artistique Cobra et, un temps, du mouvement situationniste. Conçu entre 1964 et 1967, New Babylon était, pour Constant, une cité « où l’on construit, sous une toiture, à l’aide d’éléments mobiles, une demeure commune, une habitation temporaire constamment remodelée, un camp de nomades à l’échelle planétaire. »[4] Une poétique nouvelle de la ville, appelée psychogéographie[5] par Constant, Debord et les situationnistes, a ainsi pu voir le jour, en un sens proche des conceptions de Bataille sur l’histoire de la civilisation et de son architecture, une architecture faite, selon Bataille, par et pour la société patriarcale : l’article « Archéologie » de Bataille publiée dans sa revue Documents dénonce, en creux, l’héritage politique laissé par Platon dans sa République[6].  

    Les architectures mobiles de Yona Friedman doivent, quant à elles, permettre à ses habitants de concevoir leur propre cité, à partir de constructions démontables et de surfaces convertibles, « ceci, par le moyen d’un système de plates-formes, réseaux de voirie, d’alimentation et de canalisations qui soit transformable et déplaçable sur les structures portantes. »[7] Dans ces architectures mobiles, le rôle dévolu à l’architecte et à l’urbaniste est celui d’un conseiller pour les habitants davantage que d’un bâtisseur. Les architectures du vent du japonais Toyo Ito, employant généralement du métal et de l’aluminium, sont, quant à elles, conçues pour s’adapter aux besoins changeants d’une population qui pourrait déménager régulièrement et dont les besoins se transforment[8].

     D’une façon analogue, les premières réflexions sur la vie dans les mondes virtuels ont été dues aux futuristes italiens, hélas, pour nombre d’entre eux, avec cette fascination morbide pour le nationalisme et les guerres que l’on connaît. Ainsi, le poète Marinetti, le fondateur du mouvement futuriste italien publie, en 1921, le manifeste du tactilisme[9], dans lequel il parle de panneaux tactiles de son invention, mais aussi de chemises, de robes, de lits, de chambres, de rues et de théâtres tactiles, qui anticipent les recherches informatiques actuelles sur ce type de simulations ; mais, dans le cas de Marinetti, dans une perspective tout entière tournée vers ce qui allait donner le fascisme[10].
    Dans les années 60, l’artiste brésilienne Lygia Clark réalise, elle aussi, un art tactile à partir de ce qu’elle nomme des « objets relationnels ».  Les objets relationnels de L. Clark sont influencés par les « objets transitionnels » du psychanalyste anglais Winnicott. Celui-ci donne, dans Jeu et réalité, la définition suivante de l’ « objet transitionnel » qu’il analyse chez le nourrisson et l’enfant : « J’ai introduit les termes d’"objets transitionnels" et de "phénomènes transitionnels" pour désigner l’aire intermédiaire d’expérience qui se situe entre le pouce et l’ours en peluche, entre l’érotisme oral et la véritable relation d’objet, entre l’activité créatrice primaire et la projection de ce qui a été introjecté, entre l’ignorance primaire de la dette et la reconnaissance de celle-ci (Dis : "Ta").
    Partant de cette définition, le gazouillis du nouveau-né, la manière dont l’enfant plus grand reprend, au moment de s’endormir, son répertoire de chansons et de mélodies, tous ces comportements interviennent dans l’aire intermédiaire en tant que phénomènes transitionnels. Il en va de même des objets qui ne font pas partie du corps du nourrisson bien qu’il ne les reconnaisse pas encore comme appartenant à la réalité extérieure. »[11]
    Les objets relationnels de Lygia Clark sont des objets tactiles qui peuvent être saisis et manipulés par une ou plusieurs personnes et qui permettent, selon Clark, de retrouver le sens même de notre corps, ce qu’elle nommait la sculpture du self.

    Dans les années 90, la conceptrice de jeux vidéos Brenda Laurel écrit un ouvrage,                   Computer as theater, qui est une poétique des mondes virtuels informatiques, mais une poétique qui reste malheureusement influencée par les concepts théâtraux d’Aristote[12]. L’artiste américain Marcos Novak se définit, quant à lui, comme un « transarchitecte » ;                       il réalise des architectures informatiques virtuelles pour des hommes, qu’il nomme des « architectures liquides » et qui sont proches, selon lui, du concept d’image-temps et d’image-mouvement de Deleuze ou de la notion de souvenir pur dont parle le philosophe Bergson dans Matière et mémoire. À ce sujet, Marcos Novak écrit : « Une fois que nous jetons l’architecture dans le cyberespace, ces préoccupations à la fois théoriques et pratiques [Celles de l’image-temps et de l’image-mouvement de Deleuze] deviennent urgentes. L’architecte doit maintenant prendre un vif intérêt non seulement aux mouvement des utilisateurs dans un environnement virtuel, mais aussi tenir compte du fait que l’environnement lui-même, non affecté par la gravité et d’autres contraintes communes, peut lui-même changer de position, de mode ou d’attribut. »[13] Marcos Novak a inventé le néologisme d’éversion, pour marquer le renvoi d’une architecture existant physiquement dans le virtuel, un concept qui est le pendant de l’idée d’ « immersion virtuelle ».

    Commencées à l’aube du vingtième siècle avec les futuristes, les recherches propres à la cité de l’homo ludens se caractérisent donc actuellement, consciemment ou non, par une volonté de transformer les règles politiques et physiques de la cité, afin de retourner aux sources de l’homme et de la vie, à cet océan premier, dont le psychanalyste Ferenczi a parlé dans un essai de psychanalyse écrit dans les années 1920, Thalassa[14] : la finalité des jeux de l’homo ludens est celle d’un retour à la catastrophe de la naissance. Telle conception, proche du bouddhisme, comme le remarquait Cioran lui-même dans De l’inconvénient d’être né[15], remet en cause les principes ontologiques de la civilisation occidentale. Elle était même si radicalement nouvelle dans les années 60 que Hannah Arendt a mis en garde contre les désillusions tragiques qu’elle pouvait entraîner.
    Dès le prologue de La condition de l’homme moderne, Arendt écrivait à ce sujet : « C’est une société de travailleurs que l’on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté… Même les présidents, les rois, les premiers ministres voient dans leurs fonctions des emplois nécessaires à la vie de la société, et parmi les intellectuels il ne reste que quelques solitaires pour considérer ce qu’ils font comme des œuvres et non comme des moyens de gagner leur vie. Ce que nous avons devant nous, c’est la perspective d’une société de travailleurs sans travail, c'est-à-dire privée de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire. »[16]
        Aujourd’hui, à cause de la crise économique, cette société de travailleurs sans travail existe malheureusement bel et bien à l’échelle planétaire, et, si notre civilisation ne veut pas décliner, comme l’état grec de l’antiquité, à cause d’une concentration d’argent dans un très petit nombre de mains, il faut, comme on le voit actuellement dans le monde arabe, que les sociétés défendent leurs intérêts et organisent leurs luttes dans les Etats qui sont les leurs[17]

   Tout homme peut donc, s’il en a la liberté, inventer un temps et une vie qui lui est propre, tout homme le peut, mais aussi – contrepartie terrible – chaque société, chaque culture peut façonner ses sujets : une fiction peut être érigée en mythe, un storytelling peut trouver audience à grande échelle et devenir la réalité d’un peuple. On peut être aussi libre que Casanova, Sade ou Ret Marut, cet écrivain allemand qui a écrit Le trésor de la Sierra Madre, et a accompagné, au Mexique, le peuple du Chiapas dans ses luttes[18], il reste qu’il n’y a généralement pas d’émancipation humaine possible sans une volonté politique et des conditions culturelles pour la rendre possible. Le fait que des hommes aussi pauvres que Socrate et Diogène aient pu être reconnus à l’époque de Périclès ne s’expliquent que par une volonté politique, celle de l’aristocratie grecque d’Athènes qui considérait que l’homme devait se libérer des contraintes domestiques et du travail pour faire œuvre humaine. De la même façon, il a fallu qu’un « programme de recherche métaphysique » s’opère aux Etats-Unis dans les années 40 et 50, avec les conférences Macy à New York, pour que l’Etat et la culture américaine tolèrent puis cautionnent, dans les années 70, une avant-garde proche des provocations anarchistes du courant dada et surréaliste[19].  




[1] Le sacricide, Michel Koch. Léo Scheer, coll. « Manifeste », Paris : 2001. P. 73.
[2] Ibid.
[3] Contrairement à une idée reçue, ce n’est pas parce que, dans La République, les poètes considèrent qu’un homme non vertueux peut, de par le verbe, séduire un public que Platon les chasse de sa cité idéale, mais, bien plutôt, parce que les poètes tragiques considèrent, selon lui, que l’homme est, à travers les mythes et les dieux qu’il se donne, relatif à une culture, à un discours, à un verbe comme à un chant, et donc que tout homme peut changer du tout au tout, en bien comme en mal ; tout homme, mais aussi toute société. Or, si un homme vicieux peut convaincre par une maïeutique singulière et même accéder ainsi à une certaine forme de sagesse, cela veut dire qu’il n’y a pas d’universalité qui tienne, chaque homme, s’il en a la liberté, est acteur et metteur en scène de ses jours.
[4] New Babylon, art et utopie, Constant, textes situationnistes, édition établie et présentée par Jean-Clarence Lambert, Paris, Cercle d’art, 1997. P. 49.
[5] Debord a donné une définition de la psychogéographie : « LA PSYCHOGÉOGRAPHIE est la part du jeu dans l’urbanisme actuel. À travers cette appréhension ludique du milieu urbain, nous développerons les perspectives de la construction ininterrompue du futur. La psychogéographie est, si l’on veut, une sorte de « science-fiction », mais science-fiction d’un morceau de la vie immédiate, et dont toutes les propositions sont destinées à une application pratique, directement pour nous. », in Ecologie, psychogéographie et transformation du milieu humain, Debord. url. : http://debordiana.chez.com/francais/a_constant.htm Des essais de psyhogéographie en milieu urbain ont été relatés dans le journal lettriste de Debord Potlatch réédité par les éditions Allia en 1996. Potlatch, 1954/1957, éd. Allia, Paris : 1996. 
[6] Dans sa revue DOCUMENTS, Bataille écrit, à l’article « Architecture » : «L’architecture est l’expression de l’être même des sociétés, de la même façon que la physionomie humaine est l’expression de l’être des individus. Toutefois, c’est surtout à des physionomies de personnages officiels (prélats, magistraux, amiraux) que cette comparaison doit être rapportée. En effet, seul l’être idéal de la société, celui qui ordonne et prohibe avec autorité, s’exprime dans les compositions architecturales proprement dites. Ainsi les grands monuments s’élèvent comme des digues, opposant la logique de la majesté et de l’autorité à tous les éléments troubles : c’est sous la forme des cathédrales et des palais que l’Église ou l’État s’adressent et imposent silence aux multitudes. » Revue Documents, n° 2, mai 1929.  
[7] L’architecture mobile, Yona Friedman, ed. Casterman, Paris : 1970. P. 9.
[8] Le site de l’architecte Toyo Ito est à l’adresse url http://www.toyo-ito.co.jp/ Pour de plus amples informations à propos des architectures mobiles, lire le chapitre « L’architecture » de L’œuvre ouverte, d’un art à l’autre de Jean-Yves Bosseur. Ed. Minerve, Paris : 2013. Pp. 189-203.
[9] Sur le tactilisme de F.T. Marinetti, consulter le site Internet Peripheralfocus.net de l’artiste interactiviste Erik Conrad, à la rubrique Tactilism : http://peripheralfocus.net/poems-told-by-touch/manifesto_of_tactilism.html
[10]Ainsi, Marinetti écrit dans le manifeste du tactilisme, trois ans après la tragédie de la première guerre mondiale : « As for us Futurists, we who bravely face the agonising drama of the post-war period, we are in favour of all the revolutionary attacks that the majority will attempt. But, to the minority of artists and thinkers, we yell at the top of our lungs: Life is always right ! The artificial paradises with which you attempt to murder her are useless. Stop dreaming of an absurd return to the savage life. Beware of condemning the superior powers of society and the marvels of speed. Heal, rather, the illness of the post-war period, giving humanity new and nutritious joys. Instead of destroying human throngs, it is necessary to perfect them. Intensify the communication and the fusion of human beings. Destroy the distances and the barriers that separate them in love and friendship. Give fullness and total beauty to these two essential manifestations of life: Love and Friendship. »
[11] Ibid. Pp. 28-29.
[12] Computer as theater, Brenda Laurel, Addison-Wesley Publishing Company, USA : 1993. Brenda Laurel écrit à propos de la poétique d’Aristote : “ A second reason for looking to the Poetics as opposed to more contemparery theories (such as post-structuralism) is that the Aristotelian paradigm is more appropriate to the state of the technology to which we are trying to apply it. In order to build representations that are theatrical qualities in computer-based environnements, a deep, robust, and logically coherent notion of structural elements and dynamics is required – and this is what Aristotle provides.” P. 36.
[13] « Transmitting architecture : the transphysical city », Marcos Novak, 1996. Site Internet Ctheory.net, d’Arthur et Marilouise Kroker, essayistes canadiens. http://www.ctheory.net/articles.aspx?id=76
[14] Thalassa, psychanalyse des origines de la vie sexuelle, Sandor Ferenczi. Petite bibliothèque Payot, Paris : 2002. Dans Thalassa, le psychanalyste hongrois Ferenczi émet l’hypothèse suivante, qui fait de la psychanalyse une anamnèse : l’homme est un palimpseste sur lequel peuvent se lire les origines de la vie sur Terre ; il écrit à ce propos : « Qu’en serait-il, avons-nous pensé, si toute l’existence intra-utérine des mammifères supérieurs n’était qu’une répétition de la forme d’existence aquatique d’autrefois et si la naissance elle-même représentait simplement la récapitulation individuelle de la grande catastrophe qui, lors de l’assèchement des océans, a contraint tant d’espèces animales et certainement nos propres ancêtres animaux à s’adapter à la vie terrestre et, tout d’abord, à renoncer à la respiration branchiale pour développer des organes propres à respirer de l’air. Et si le grand maître Haeckel a eu le courage de courage de formuler la loi biogénétique fondamentale selon laquelle le développement embryonnaire (« palingenèse ») reproduit en raccourci toute l’évolution de l’espèce, pourquoi ne pas faire un pas de plus et supposer que le développement des annexes protectrices de l’embryon (qu’on a toujours considéré comme l’exemple classique de la « coegenèse ») recèle également une part de l’histoire de l’espèce : l’histoire des modifications de ces milieux où ont vécu les ancêtres esquissés par l’embryogenèse ? »  P. 113. La tendance politique de l’homo ludens serait, selon nous, une régression consciente et raisonnée vers ses sources. Comme l’écrivait Rimbaud, dans sa lettre du Voyant : « Il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens. », ce qui fait, de la poésie, telle que l’entend l’homme qui joue, un art proche du Yoga, c'est-à-dire un art et une discipline de la transe, mais dont les principes et les règles sont à inventer. Ainsi, Gherasim Luca dans L’inventeur de l’amour et L’extrême-occidentale invente de nouveaux rituels tantras, hors de toute religion et dogme, même surréaliste.  
[15] Cioran écrit à ce propos : « Il nous répugne, c’est certain, de traiter la naissance de fléau : ne nous a-t-on pas inculqué qu’elle était le souverain bien, que le pire se situait à la fin et non au début de notre carrière ? Le mal, le vrai mal est pourtant derrière, non devant nous. C’est ce qui a échappé au Christ, c’est ce qu’a saisi le Bouddha : « Si trois choses n’existaient pas dans le monde, ô disciples, le Parfait n’apparaîtrait pas dans le monde. » Et, avant la vieillesse et la mort, il place le fait de naître, source de toutes les infirmités et de tous les désastres. »
[16] In Prologue à Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt, éd. Calman Lévy, Paris : 1961.
[17] Sur le déclin de l’Etat athénien, lire Engels, L’origine de la famille, de la  propriété et de l’Etat. La fin du chapitre « Genèse de l’Etat athénien » est sur cette question. On peut dire à ce sujet que, selon Engels, la crise financière, qui traverse l’antiquité grecque est à la cause de l’apogée comme du déclin de cette civilisation. Il y aurait aussi beaucoup à dire sur les rapports et les différences philosophiques et politiques entre Engels et Arendt dans l’un et l’autre livre cités, notamment sur la question du travail, de l’économie marchande et du communisme, mais cela nous entraînerait trop loin de nos tergiversations. Disons seulement que, selon Arendt, l’idéal communiste est mort avec la montée du totalitarisme stalinien, ce qui est, selon nous, une affirmation pour le moins discutable, comme le montrent les révolutions récentes en Tunisie et en Egypte, et l’évolution des luttes politiques en Europe et aux Etats-Unis.   
[18] La vie et l’œuvre de l’écrivain allemand Ret Marut ou B. Traven est quasi inconnue en France, mises à part de certains milieux anarchistes, et plus de la moitié de son œuvre reste encore à traduire. Pour se faire une idée de qui était cet écrivain prodigieux, on peut lire en ligne le n° 22 du bulletin de critique bibliographique Contretemps : http://acontretemps.org/spip.php?rubrique22
[19] Le terme de programme de recherche métaphysique vient du philosophe des sciences Karl Popper. Popper concevait qu’un programme de recherche métaphysique était le fondement des recherches scientifiques actuelles et il a inscrit son propre travail dans le cadre métaphysique de l’épistémologie évolutionniste. Les conférences Macy, qui ont eu lieu de 1942 à 1953 à New York offrent ce programme de recherche métaphysique qui sera à l’origine des recherches scientifiques ultérieures en cybernétique, dans les sciences cognitives et les sciences de l’information. Initiées par la fondation philanthropique Josiah Macy en 1942, ces conférences réunissaient d’éminents scientifiques tels que le mathématicien Norbert Wiener à l’origine de la cybernétique, l’anthropologue Margaret Mead, Gregory Bateson, le psychologue Kurt Lewin et le mathématicien John von Neumann. L’objectif de ces conférences était de fonder une science qui aurait pour objet d’étude le fonctionnement du cerveau humain.
    Dans les années 50, les conférences Macy accueillent avec enthousiasme une étude dirigée par le philosophe allemand Adorno, Etudes sur la personnalité du fascisme (éditions Allia, Paris : 2007). L’ouvrage présente une étude collective de l’Institut international de recherches sociales, qui est une annexe de l’école de Frankfurt. La méthode appliquée en psychologie par Adorno est proche du recueil de témoignages sur le terrain mis en place en sociologie par l’école de Chicago, à la fin du dix-neuvième siècle, et de l’idée selon laquelle la formation de l’individu est dépendante du milieu social et des conditions économiques dans lesquels il vit. Adorno se propose de cerner la personnalité d’hommes et de femmes susceptibles d’être « potentiellement réceptif à la propagande antidémocratique », non pas en Allemagne, mais aux Etats-Unis, où le philosophe vit, depuis son exil de l’Allemagne. Il  écrit, en introduction à ces études : «Loin d’être une donnée initiale qui demeure fixe et agit sur le monde environnant, la personnalité se développe sous l’influence de l’environnement social et ne peut jamais être isolée de la totalité sociale à l’intérieur de laquelle elle se manifeste. Selon la présente théorie, les effets des forces de l’environnement sur la constitution de la personnalité sont, en général, d’autant plus profonds qu’elles exercent très tôt leur influence sur l’histoire de la vie de l’individu. Les influences principales sur le développement de la personnalité surgissent au cours de l’éducation de l’enfant, dans l’ambiance de la vie familiale. Ce qui se produit alors est profondément influencé par les facteurs économiques et sociaux.» Rappelons que, au sein de l’école de Chicago, la première monographie consacrée à l’étude empirique d’une communauté urbaine avait été le fait d’un sociologue noir W.E.B. DU Bois, qui, dans The Philadelphia Negro (1899), rapportait les résultats de l’enquête qu’il avait menée à partir de 1896 dans le principal quartier noir de Philadelphie (Voir, à propos de  The Philadelphia Negro de Du Bois, Les histoires de vie, De l’invention de soi au projet de formation, Christine Delory-Momberger. Editions Anthropos, Paris : 2004. Pp. 175-176). Mais, aux récits de vie et aux témoignages de Du Bois et de l’école de Chicago, Ardono employait pour son étude les méthodes nouvelles, à l’époque, de l’analyse statistique et du calcul informatique. On peut imaginer l’intérêt d’une telle étude au sortir de la seconde guerre mondiale : Comment faire en sorte que les masses ne soient pas enclines à répéter la tragédie de la Shoah ? Comment faire pour que les nouvelles générations ne répètent pas les erreurs tragiques de leurs pères ? De telles questions étaient essentielles après la deuxième guerre mondiale et le sont encore malheureusement aujourd’hui. Selon Adorno, il fallait que l’homme pût s’émanciper des a priori ethnocentriques dans lesquels il vit, qu’il prenne ainsi de la distance avec le monde qui l’a formé. A la même époque, le psychologue gestaltiste Kurt Lewin étudiait lui aussi les préjugés raciaux, mais aussi les méthodes éducatives et participait aux conférences Macy. Selon Kurt Lewin, il s’agissait de donner à l’homme les moyens de se changer lui-même : « Change now ! » Les recherches de Kurt Lewin sur la dynamique de groupe dans le milieu scolaire seront à la base de celles du philosophe Georges Lapassade en France, au sein de l’Analyse Institutionnelle, avec René Lourau. Lapassade créera en France le concept d’autoformation dont la méthode maïeutique est proche de la méthode des « processus de changement » de Kurt Lewin (pour une lecture du travail philosophique de Georges Lapassade, lire Georges Lapassade, vie, œuvre, concept de Sophie et Rémi Hess. Editions Ellipses, « Les grands théoriciens ». 2010.). Autant dire que le concept d’autoformation est à double tranchant, selon qu’il sert les intérêts des hommes et des groupes ou ceux de la finance. Dans le second cas, l’autoformation est assimilée à la flexisécurité qui est une des formes actuelles de l’aliénation sociale.
   Mais, dans les années 70, les conceptions de Kurt Lewin sur la dynamique de groupe ne semblaient pas devoir servir les intérêts de l’Etat américain et l’avant-garde artistique américaine découvrait avec étonnement la cybernétique de Wiener et l’ouvrage de McLuhan The medium is the message. Des rencontres entre l’avant-garde new-yorkaise et les participants des conférences Macy ont lieu dès cette époque grâce à John Brockman qui a été le secrétaire du cinéaste Jonas Mekas et est devenu agent éditorial de chercheurs de Harvard, du MIT et de certains des anciens membres des conférences Macy. Nombre de notions relient déjà John Cage et certains poètes et artistes américains influencés par le courant artistique dada avec les travaux des scientifiques qui ont participé aux conférences Macy : ceux d’utopie et d’émancipation.