jeudi 26 mai 2011

Protée (11)

Bram Van Velde


Une tribu pouvait avoir deux poètes, parfois dix, parfois mille, et cela faisait mille espaces que l’on pouvait arpenter. Les maîtres du langage choisissaient, parmi les espaces transmis des poètes, celui qui leur semblait le plus juste. Or, cela n’était pas la beauté ni la richesse des espaces décrits des poètes, qu’ils sélectionnaient, mais celui qui leur paraissait le plus approprié aux besoins de leurs groupes.

Les maîtres du langage inventèrent ensuite le rôle du sorcier ; le sorcier avait pour charge de garder, à la lettre, le monde transmis par les mots du poète que les maîtres avaient élu.

L’énigme changea de sens, elle ne fut plus envisagée comme étant un jeu, mais comme un mystère ; des cosmologies et des religions émergèrent alors.

La tribu se transforma ; elle n’eut plus de limites, mais des frontières. Il y eut l’espace de la tribu, ce qui avait un nom, ce sur quoi l’homme pouvait compter, et l’ailleurs : la forêt, la nature, l’espace du sacré.

Le sorcier inventa alors des règles, en interprétant les paroles du poète dont il conservait la mémoire. Il y eut des dieux et des démons, des actes bons, des propos justes, et il y eut un mal, des fautes pardonnables, des peccadilles, mais aussi des crimes et des infamies. Parfois, la distinction étant floue, certains gestes étaient admis et certains propos tolérés.

Puis, les maîtres du langage comprirent qu’ils pouvaient domestiquer la nature, comme ils avaient maîtrisé la nuit, le feu et les sujets de leur tribu. Ils dressèrent des bêtes et ils cultivèrent les champs. Les tribus devinrent sédentaires ; elles trouvèrent leur nourriture à l’endroit où elles vivaient.

Les maîtres du langage purent alors dessiner les cartes de leur possession sur des stèles, et ils imaginèrent, en les contemplant à côté de celles de leurs pères, pouvoir renaître, à leur mort, dans leurs enfants.

Une frontière fut alors établie entre les hommes et les femmes des tribus. Les maîtres du langage demandèrent aux sorciers de composer les familles des tribus, en leur donnant un nom et le droit aux pères de reconnaître leurs enfants par ce nom ; et les femmes perdirent définitivement le rôle de maîtresse du langage au profit des seuls hommes.

Les sorciers eurent enfin pour charge d’unir les hommes aux femmes et de choisir les prénoms de leurs enfants, en utilisant ceux des membres défunts de la tribu. Or, certaines filles des hommes se révoltèrent à cette époque et elles choisirent entre elles librement leurs noms, leurs prénoms et leurs compagnons. Certains poètes comprirent aussi cela : que l’invention du destin et sa prise en charge par les sorciers et leurs maîtres menaient au sacrifice de l’amour.

Tu en en encore là, aujourd’hui. Que tu sois homme ou femme, tu en es encore là aujourd’hui et tu en seras encore là demain.



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