jeudi 26 mai 2011

Protée (12)


Tu es Protée.

Tu es Protée, malgré toi et malgré le monde.


Tant que les poètes ne seront pas les maîtres du langage, tu me rechercheras aveuglément ; tant que les poètes n’inventeront pas vos destins, l’amour sera perdu.


Révolte-toi alors, nomme-toi, redis les noms que tu te seras choisi, chante-les.

Chante les noms des dieux ; les noms des dieux sont tes noms.

Révolte-toi maintenant, reprends possession de tes identités, reprends possession du monde ; reprends-toi en main ; révolte-toi.


Tu es Protée.

Jour et nuit, le monde t’appartient.

Révolte-toi.

Dis ton nom.


Protée (11)

Bram Van Velde


Une tribu pouvait avoir deux poètes, parfois dix, parfois mille, et cela faisait mille espaces que l’on pouvait arpenter. Les maîtres du langage choisissaient, parmi les espaces transmis des poètes, celui qui leur semblait le plus juste. Or, cela n’était pas la beauté ni la richesse des espaces décrits des poètes, qu’ils sélectionnaient, mais celui qui leur paraissait le plus approprié aux besoins de leurs groupes.

Les maîtres du langage inventèrent ensuite le rôle du sorcier ; le sorcier avait pour charge de garder, à la lettre, le monde transmis par les mots du poète que les maîtres avaient élu.

L’énigme changea de sens, elle ne fut plus envisagée comme étant un jeu, mais comme un mystère ; des cosmologies et des religions émergèrent alors.

La tribu se transforma ; elle n’eut plus de limites, mais des frontières. Il y eut l’espace de la tribu, ce qui avait un nom, ce sur quoi l’homme pouvait compter, et l’ailleurs : la forêt, la nature, l’espace du sacré.

Le sorcier inventa alors des règles, en interprétant les paroles du poète dont il conservait la mémoire. Il y eut des dieux et des démons, des actes bons, des propos justes, et il y eut un mal, des fautes pardonnables, des peccadilles, mais aussi des crimes et des infamies. Parfois, la distinction étant floue, certains gestes étaient admis et certains propos tolérés.

Puis, les maîtres du langage comprirent qu’ils pouvaient domestiquer la nature, comme ils avaient maîtrisé la nuit, le feu et les sujets de leur tribu. Ils dressèrent des bêtes et ils cultivèrent les champs. Les tribus devinrent sédentaires ; elles trouvèrent leur nourriture à l’endroit où elles vivaient.

Les maîtres du langage purent alors dessiner les cartes de leur possession sur des stèles, et ils imaginèrent, en les contemplant à côté de celles de leurs pères, pouvoir renaître, à leur mort, dans leurs enfants.

Une frontière fut alors établie entre les hommes et les femmes des tribus. Les maîtres du langage demandèrent aux sorciers de composer les familles des tribus, en leur donnant un nom et le droit aux pères de reconnaître leurs enfants par ce nom ; et les femmes perdirent définitivement le rôle de maîtresse du langage au profit des seuls hommes.

Les sorciers eurent enfin pour charge d’unir les hommes aux femmes et de choisir les prénoms de leurs enfants, en utilisant ceux des membres défunts de la tribu. Or, certaines filles des hommes se révoltèrent à cette époque et elles choisirent entre elles librement leurs noms, leurs prénoms et leurs compagnons. Certains poètes comprirent aussi cela : que l’invention du destin et sa prise en charge par les sorciers et leurs maîtres menaient au sacrifice de l’amour.

Tu en en encore là, aujourd’hui. Que tu sois homme ou femme, tu en es encore là aujourd’hui et tu en seras encore là demain.



jeudi 19 mai 2011

Tentative d’approche

Where a straight light meets a curve. Court-métrage de Karen Mirza & Brad Butler (2002)



Donnez-moi de vos nouvelles, lecteur ?

Comment allez-vous, aujourd’hui ?

Êtes-vous homme ou bien femme ?

Quelle partie de votre corps

avez-vous nommé, ces derniers temps ?

Laquelle est partie de votre giron

pour faire sa vie, loin de vous ?

Laquelle demeure à la maison, et pourquoi ?

Quel homme, femme, objet ou animal serrez-vous

maintenant et dans quel lit ?

À quelle boîte aux lettres aller demain

pour vous donner de mes nouvelles ?


Nous sommes tous, ici, maintenant,

dans la même pièce,

des spectres lumineux sur les yeux,

à nous imaginer dans d’autres mondes,

vivant chacun sa vie,

mais nous retrouvant parfois,

comme maintenant,

quand nous sommes à un tournant :


« Bienvenue ! Bienvenue, mon cœur.

Je t’aime, nous n’avons jamais été séparés.

Je t’embrasse,

je t’embrasse vraiment !

Nous n’avons jamais été, l’un et l’autre,

Qu’embrassés, embrasés.


Viens, viens maintenant :

rejoins-toi.

Dante n’a jamais perdu Béatrice,

ni Orphée, Eurydice.


Viens, viens maintenant :

rejoins-toi. »

mercredi 18 mai 2011

George Brecht (1927-2008)

George Brecht

Après des études scientifiques, l’américain George Ellis MacDiarmid devient chimiste et il étudie, dans les années 50, les applications du hasard en art et en mathématiques. En 1955, il commence à utiliser des procédures aléatoires dans des dessins et dans des tableaux. Il change, dans le même temps, son nom pour celui de Brecht, et il a, à l’époque, l’idée de modifier son identité chaque année, en utilisant le hasard dans le choix du patronyme qu’il portera.


Un tel projet suscite d’emblée une remarque importante : il est, encore de nos jours, difficile de concevoir qu’un artiste débutant choisisse de changer sa signature, d’un tableau à un autre ou d’une installation à une autre. Quel intérêt aurait un artiste de brouiller, incontinent, les pistes, alors même qu’aucun critique n’est là pour témoigner de sa démarche ? Il semble assez peu vraisemblable que Brecht ait pu accéder à la notoriété qu’on lui connaît en entamant ainsi sa carrière artistique, d’autant plus que son nom était facilement assimilable, dans les années 50 à New York, à celui du dramaturge allemand, dont l’œuvre est radicalement différente de la sienne. Il ne s’agissait donc pas, pour Brecht, d’un caprice ou d’une excentricité, mais d’un parti pris qui devait toucher son parcours de vie, un parti pris lié, en somme, à ce que la notion de hasard, comme fondement de nos existences, avait eu, pour lui, d’heuristique.


Pourtant, très rapidement, la reconnaissance arrive : George Brecht rencontre Maciunas et il devient progressivement l’artiste Fluxus que l’on connaît. Brecht accédant à la notoriété, seuls ses tableaux, ses boîtes-objets, ses happenings et ses events changent, son nom ne changera plus : artiste il est, artiste il restera...


S’il y a un paradoxe avec Brecht, il se trouve à l’orée, au commencement, là où, comme pour fluxus, dada et le surréalisme, l’art et la vie devraient pouvoir se rencontrer. George Brecht commence son travail par un véritable manifeste, et ce manifeste n’est ni poétique ni artistique, mais proprement ontologique. Ce n'est pas l'art ou la poésie qui devait changer, selon Brecht, mais la vie de l'artiste. Proprement, sa vie !



Nous allons maintenant chercher à prolonger le geste du Brecht de 1955, en utilisant, pour chaque nom, une procédure automatique opérant une indexation des noms de façon aléatoire.



George Uyemoto (1956)Tout cela reste de la poésie.

George Blagg (1957)Tout cela reste de la poésie.

George Greenwood (1958)Tout cela reste de la poésie.

George Vue (1959)Tout cela reste de la poésie.

George Rushlo (1960)Tout cela reste de la poésie.

George Villa (1961)Tout cela reste de la poésie.

George Steffani (1962)Tout cela reste de la poésie.

George Warren (1963)Tout cela reste de la poésie.

George Uribe (1964)Tout cela reste de la poésie.

George Strout (1955)Tout cela reste de la poésie.

George Stockman (1966)Tout cela reste de la poésie.

George Lomba (1967)Tout cela reste de la poésie.

George Torres (1968)Tout cela reste de la poésie.

George Russel (1969)Tout cela reste de la poésie.

George Saiz (1970)Tout cela reste de la poésie.

George Sheldon (1971)Tout cela reste de la poésie.

George Shanks (1972)Tout cela reste de la poésie.

George Onwing (1973)Tout cela reste de la poésie.

George Ochoa (1974)Tout cela reste de la poésie.

George Hackman (1975)Tout cela reste de la poésie.

George Harvey (1976)Tout cela reste de la poésie.

George Goodwin (1977)Tout cela reste de la poésie.

George Perry (1978)Tout cela reste de la poésie.

George Onit (1979)Tout cela reste de la poésie.

George Mello (1980)Tout cela reste de la poésie.

George McCuteon (1981)Tout cela reste de la poésie.

George Heza (1982)Tout cela reste de la poésie.

George Beasley (1983)Tout cela reste de la poésie.

George Stocker (1984)Tout cela reste de la poésie.

George Tellimy (1985)Tout cela reste de la poésie.

George Merino (1986)Tout cela reste de la poésie.

George Miller (1987)Tout cela reste de la poésie.

George Queen (1988)Tout cela reste de la poésie.

George Lee (1989)Tout cela reste de la poésie.

George Mille (1990)Tout cela reste de la poésie.

George Dexley (1991)Tout cela reste de la poésie.

George McKinley (1992)Tout cela reste de la poésie.

George DeSembro (1993)Tout cela reste de la poésie.

George Advento (1994)Tout cela reste de la poésie.

George Graham (1995)Tout cela reste de la poésie.

George Stark (1996)Tout cela reste de la poésie.

George Marshalls (1997)Tout cela reste de la poésie.

George Deskent (1998)Tout cela reste de la poésie.

George Stein (1999)Tout cela reste de la poésie.

George Smith (2000)Tout cela reste de la poésie.

George Godwin (2001)Tout cela reste de la poésie.

George Harrison (2002)Tout cela reste de la poésie.

George Gadd (2003)Tout cela reste de la poésie.

George Weaver (2004)Tout cela reste de la poésie.

George Liu (2005)Tout cela reste de la poésie.

George Bylett (2006)Tout cela reste de la poésie.

George Chalk (2007)Tout cela reste de la poésie.

George Chapman (2008)Tout cela reste de la poésie.


Tout cela reste, en somme, de la poésie ou de l'art. Rien n'a changé, de la vie de Brecht, jusqu'à sa mort en 2008. George Ellis MacDiarmid était chimiste, George Brecht était artiste. Brecht n'aurait-il pas pu, au moins, changer de métier tous les cinq ans ?

dimanche 15 mai 2011

Des chimères




…Et de nos chimères, l’on se forge un destin.


Chimères de mots : ongles, cheveux et peaux mortes, votre vie, le récit de votre vie :

une chimère de mots.

Ces pages :

une chimère de mots.

Votre moi :

une chimère de mots


/Ciel étoilé :

un cusp,


ou


symbolisant la catastrophe.



/- Vous pensez avoir un nombril ?

- Vous l’imaginez, le voyez chaque jour dans la glace et vous comptez le

temps qui s’effile à son seuil ?

- Vous vous dites : voici mon nombril, il indique le temps de ma naissance et

celui, prochain, de ma mort.

- Vous l’imaginez, y songez, vous le voyez vraiment ?

- Naturellement, non ; vous vivez, vous n’y songez pas, vous ne le regardez

pas, n’y pensez même pas.


C’EST QUE VOUS N’AVEZ PAS DE NOMBRIL.

NOUS N’AVONS PAS DE NOMBRIL.

LE NOMBRIL EST UN

CUSP,

UN


POINT


SYMBOLISANT LA CATASTROPHE,

POUR UN TOPOLOGUE.


Et nous ne sommes pas topologues, n’est-ce pas ? Nous ne sommes ni mathématiciens, ni topologues ; nous vivons seulement.



/Pour nous

(moi, toi, soi, lui…)

le temps n’existe pas,

seul l’instant présent

est.


/Souveraineté de l’homme : Tout homme est souverain,

il n’y a pas d’élus à ce sujet, contrairement à ce que pensait Bataille.


La mort est une vue de l’esprit pour l’homme souverain :

Mort la mort de Gherasim Luca.


Le nom brille comme un soleil dans les yeux d’un mort,

le nom brille, simule nos visages dans le miroir,


une histoire, en somme :


l’histoire de notre nom dans la glace ;

racontez-la, si vous voulez,

si vous voulez, croyez-y.


/ET MAINTENANT,

RÉFLÉCHISSEZ,

LES MIROIRS.

S’exclamait l’homme souverain Jacques Rigaut.


/Réfléchissons, voulez-vous ?

/Réfléchissons, voulez-vous ?

/Réfléchissons, voulez-vous ?

/Réfléchissons, voulez-vous ?


/Vous oubliez…

Vous oubliez si facilement vos parents et si facilement votre famille et vos enfants, vous vous oubliez tout le jour durant, dès le saut du lit, et si facilement, si facilement, qu’on ne peut parler pour vous de condition mortelle. Vous n’êtes pas un être mortel. Seul, en de rares moments, vous pensez au destin en faisant de votre passé un récit vraisemblable pour le jour qui vient. Au matin, vous vous recomposez une image, vous vous racontez des histoires en vous levant, probablement. Mais le récit de votre vie, vous l’oubliez dès que vous sortez de chez vous. Le récit de votre vie, les rapports, que vous tissez entre vous, votre passé et votre présent, n’existent plus dès que vous vous mettez à agir. Le moment où vous vous obnubilez à vouloir tisser votre destin se résume finalement, pour vous, à quelques heures perdues, oisives, quelques heures que vous oubliez assez rapidement.


/Oubliez.

/Oubliez.

/Oubliez.

/Oubliez.


/Votre destin n’est qu’une histoire de plus à faire courir par les rues.

/Des mots filent votre destin.

/Votre vie est un roman et vous en êtes l’écrivain.

/Vous vous battez contre le récit de vie que la société voudrait vous imposer :

- ce nom sur une carte d’identité, qui paraît au commun des mortels aussi évident qu’un nombril,

- brillant à l’orée du corps et qui permet à votre prochain de vous reconnaître,

- qui vous représente, vous, pour votre prochain,

- vous, comme un homme, avec un âge et un parcours de vie,

- comme un homme,

- pas une femme, pas un chien,

- mais un homme.


Votre image,


vous cherchez un moyen de l’effacer des mémoires.


/Heureusement, vous n’êtes pas un homme,

vous n’avez jamais été un homme,

heureusement…


/ « Esse est percipi. » ; « Être, c’est être perçu. », pensait Berkeley.

Chacun de nous cherche à contredire ce principe du philosophe Berkeley, n’est-ce pas ?

Chacun de nous, quoiqu’on dise, est Buster Keaton dans Film de Beckett.


/Vous cherchez une maïeutique nouvelle qui serait une façon de faire mentir la vie. Or, ce que vous faites là n’est pas de la poésie, à moins que la poésie soit la vie. Vous vous dites : « Chaque mot que j’emploie à mon sujet devrait pouvoir changer le cours de mon existence. »

/Ce n’est pas de la poésie, ce n’est pas de l’ontologie.


/Chimères contre chimères.


/Ce n’est pas de l’utopie.

/C’est l’ontopoésie : une utopie sur votre corps, sur le cours, la vie, sur la vie au long cours et qui a la peau dure.

/Chimères contre chimères.


/Vous cherchez une maïeutique qui serait une façon de faire mentir la vie.

/Vous construisez une nouvelle chimère à opposer à la chimère de la vie qu’on imagine pour vous.


/Chimères contre chimères.


/Méfiez-vous de la poésie, vous ne faites pas de la poésie, ceci, ce n’est pas de la poésie.

/Et c’est maintenant que l’entreprise devient impossible, c’est maintenant, c’est maintenant qu’intervient le piège du poème.

/C’est maintenant.


/Mots jetés sur la page :

des mouches attirées par du vinaigre :

un poème.



/Vous en êtes là.

Vous êtes devant cet impossible-là.

Cela fait des années maintenant que vous êtes devant une telle aporie.


/Vous pourriez vous satisfaire d’écrire de la poésie,

vous pourriez, avec un peu de travail, vous satisfaire d’écrire des livres.

Mais vous préférez la souveraineté, le vide hors du monde, à celui des mots écrits sur la page.



/Vous en êtes là.

/Vous en êtes là, à vous cogner la tête contre un mur.

/Vous êtes foutu, vraiment.


/Taisez-vous donc. Mais taisez-vous donc !




… /Mais vous n’avez vraiment rien à nous dire !?!...





Film, de Samuel Beckett