mardi 19 février 2008

Romulphe


Romulphe comme roman, mulle ou muffle, labiales et sifflantes.

Commençons par introduire deux ou trois précédents livres de cet écrivain et ami.
Deux récits et un recueil de poème forment un triptyque ; il s'agit d'Aséroé (POL, 1992), La musique des morts (Mercure de France, 1996) et A wonderful day (Le temps qu'il fait, 2003). Le récit garde le ton de l'anecdote pour glisser dans le fantastique, une prédilection pour la mise en abyme. Les écrivains qui l'ont influencé sont Blanchot, Mandiargue et Bernard Noël. Une érudition maligne, telle qu'on la découvre dans le dernier Bataille, comptant les rats de sa bibliothèque à Reims, ou dans les yeux morts de Borgès.
Le poème Humanités, paru il y a deux ans aux éditions Obsidiane, Humanités se déclinant comme "l'ensemble des hommes" et "le chemin, ou la terre en friches, menant à la connaissance des hommes". Humanités, le titre, ici, est un euphémisme, chaque page présentant un inventaire clinique des cruautés commises à travers les âges et les pays. L'intérêt du poème tient au procédé utilisé pour chaque citation de bourreaux ; pour chaque citation, le poète émet une parole propitiatoire cherchant à conjurer l'horreur perpétrée. La question posée ici par le texte est : la poésie peut-elle effacer le crime sadique commis, que ce crime soit actuel ou inactuel ? C'est la situation du poétique par rapport à celle, tragique, du politique que l'auteur recherche.
Dans Romulphe, François Dominique part à la recherche de Vincent Romulphe, un écrivain mort depuis quasi un siècle. Dans ce nouveau roman, il questionne la place de l'amour face à la mort, à travers deux femmes ou pôles : Lucie, qui est l'enfantement et l'enfance de l'art, et Carina qui est chair ou viande, et l'inversion de celle-ci (la petite mort n'en finissant pas de mourir). A travers ces deux pôles, l'enquête poétique de Dominique se poursuit. C'est d'éternité dont le narrateur nous parle, de celle que seul le plaisir sexuel peut donner, un plaisir sexuel sans l'entrave d'un dieu ou d'une culpabilité. Ainsi, de l'évocation de la lumière passant sur le visage des amants, dans la littérature érotique latine, la vision de la lune et de la mort sur le visage affolé des amants, que l'on retrouve, d'ailleurs, dans nombre de mythes originels. - Ou de ce troupeau de "choses" rampantes, sans causes ni effets, se laissant carresser par la main gantée de Carina.
Romulphe
cherche à sonder la sexualité avec les moyens du roman dans un je où tout semble se jouer à découvert.

samedi 16 février 2008

Enoch - Roman historique

Georges Grosz

I

Dans un riche appartement d'Antibes au mois d'août - moulures au plafond et tentures aux murs -, un vieil homme du nom de Grenant tomba inexplicablement. Il lui arrivait fréquemment de le faire, il lui arrivait fréquemment de perdre l'équilibre sans raison. Sa chute était prévue d'avance, inévitable et programmée, et qui l'aurait vue à cet instant n'aurait rien fait pour l'empêcher, tant la chose paraissait blette, la chair décrépite, un fruit de moine pénitent ou de jeunesse appliquée aux morsures d'estomac, adonnée à la junkfood, ou le pain rassis dans l'eau tiède, la Manne des toilettes publiques. Un goût répugnant dont un réflexe hygiénique nous épargne l'intention charitable d'un geste prévenant. Par terre, comme un insecte sur le dos, des serres de vautour à la place des mains, plus faibles que les pattes de l'aronde, un scarabée d'or, un crabe sur le dos cherchant un point d'appui pour se reprendre, et Grenant, épuisé, s'asseyant contre le premier socle qu'il trouva.

" Je vais rester ainsi sans bouger, c'est mieux, le sang ne coule pas. Quand il coule, il me dérange. C'est chaud comme un sanglot d'enfant, le sang, cela déconcentre de ce qu'on pense. - Une histoire, voyons, cette histoire-là, l'histoire du petit bureaucrate appliqué.

" - Nie wieder !

" Il avait anticipé son coup, celui-là. Il avait pressenti la guerre, l'avait humée dans l'air des journaux, sous le faux jour terne de son petit bureau. C'était un être consciencieux, petit, modeste et bien noté. Nous voyons tous de qui je veux parler : assis voûté, le dos voûté, sur une brochure qu'il griffonne : le médiocre vertueux. Il avait accepté son sort, il ne se disait pas, Je suis tout autre, il convenait tacitement des avantages et des inconvénients de sa position, en estimait parfois les contours après une journée de labeur scripturaire, calculant ce qu'il pouvait ou ne pouvait pas espérer, selon une échelle de probabilité qui lui était propre, un ensemble d'hypothèses et de déductions qui finissaient par se perdre, ainsi que le lait sur le feu, en auréoles et en croûtes blanches par-dessus sa tête, devant le tableau des consignes du jour et les algorithmes de ses maîtres. - Ou de côté, près de la fenêtre où siègera bientôt un macintosh, aussi austère qu'un portrait d'Erasme.

- Petit bureaucrate ?"

(Bruits de la langue sur le palais)

" Petit-petit-petit-petit-petit...

"Sa chambre était un meublé dépoussiéré chaque jour par une dame, une vieille campagnarde que l'air de la ville n'avait pas entamée. On entrait chez lui par une cuisine aux allures d'arrière-boutique, où il travaillait le soir à son grand projet, souvent jusqu'à très tard dans la nuit. La vieille dame regardait, quelque temps après le couvre-feux, la lumière éclairant sa fenêtre, puis retournait dans son vestibule en émettant un soupir. Il avait fait pour lui-même les observations suivantes, après analyse des diverses situations politiques en Europe : Nul n'avait encore inventé une menace capable d'empêcher les hommes de se battre. L'un des deux pays serait vainqueur, l'un des deux pays serait vaincu. Les hommes repartiraient chez eux après la guerre, en déplorant tout le mal qu'on leur avait fait commettre. Il fallait donc qu'un texte exprimât dès maintenant leur volonté d'en finir :

- Nie wieder !

" L'Occupation coupait la France en deux, le petit politicien travaillait toujours tard le soir, sa lumière éclairait encore quand la vieille dame s'inquiétait :

- Nie wieder, petit-petit-petit-petit-petiiiit...

" Il fallait, pensait-il, prendre à l'envers l'équation poétique obtenue par Edgar Poe dans Le corbeau, mais comment ? Les jours passaient, des jours et des lunes. Des soldats s'inquiétèrent qu'une lumière élairât après le couvre-feux. La Gestapo sonna chez lui un matin et trouva ses réflexions jetées sur des feuillets. Un officier allemand s'assit pour les lire et dit au bureaucrate qu'il aimait la littérature fantastique, que cela manquait à leur époque, un écrivain capable de faire rêver, puis il voulut discuter. Le petit bureaucrate s'emballait, s'emballait, et l'officier de rire et de lui proposer d'écrire un article ou deux pour un journal. Le petit bureaucrate accepta."


mercredi 6 février 2008

nos visages-flash ultimes



La Rédaction est un peu la suite de l'essai noir en littérature, des Méditations autour d'un balai de Swift ou de L'assassinat considéré comme un des Beaux-arts de De Quincey. On retrouve l'essai noir aujourd'hui, par exemple, sous la plume d'un Eric Duyckaerts, de Hegel ou la vie en rose ou certains discours ou articles faussement savants, déjouant l'appareillage critique de l'universitaire et du, ou des, discours dominants. La Rédaction est objet des interstices, de ce que l'on ne devrait pas voir quand on lit ; elle envoie des rapports ayant pour but explicite de combler les trous, ou vides, des revues. La Rédaction est la Pige, le 1/8° dont on ne sait que faire après train bouclé et fin de mise en page magazines. C'est encore le guerrier appliqué du texte ou la Fleur de tarbes à la crème (mais cette fin visée est consciente).



nos visages flash ultime présente une série de portraits d'otages trouvés sur Google, avec leurs légendes. Sur plus de 100 pages, 5 à 10 portraits par page, peut-être plus, peut-être moins. Des visages d'otages retravaillés sur Photoshop pour accentuer leur caractère pixellisé et crypté. Nous assistons alors au travail d'un entomologiste de l'horreur, agitant, sans souci de collecte ou de classification, son grelot des hontes et tabous diffusés du Spectacle. Nous assistons, nous ne sommes plus témoins, au défilé sans mémoire des victimes des enjeux géopolitiques actuels. Le terrible, c'est que ces images d'otages ne témoignent plus pour nous depuis longtemps, tant la répétition spectaculaire des mêmes énoncés et des mêmes effets vidéos et sonores appliqués sur elles nous les ont rendues opaques, vides et vaines. Ce n'est pas qu'elles nous laissent sans voix, heurtés de plein-fouet et pris à partie. Nous sommes plutôt face à une écholalie de la représentation contemporaine de la victime, un désamorçage du tragique inhérent à la situation d'otage : les otages sont encore otages de la (re)-présentation qu'Internet a faite d'eux. L'innommable devient anonyme, le sans-nom devient sans-voix. Du coup, il ne reste plus que le jeu d'enfant ou l'activité purement désintéressée pour y trouver encore de l'intérêt. Il suffit de la touche EFFET de Photoshop.