samedi 27 octobre 2007

L'Anomalie



Culte du retournement des morts à Madagascar


(Texte-chantier et texte libre, sans frein du reste...)

L'Anomalie est la situation d'un individu qui envisage que 2 est avant 1 (et, avec 2, 3, 4, 5, 100, 1000 et plus) et que la vie humaine est protéiforme, changeante et liquide, sans que cette façon, pour le moins inédite, de percevoir son environnement ne l'empêche d'avoir une vie sociale épanouie et responsable. Une telle situation, si aberrante qu'elle nous semble être, a été rendue possible à l'aube de l'humanité avec le passage de l'homme vivant de chasses et de cueillettes à celui récoltant son champ et les fruits d'un savoir acquis par le travail, seuil et traverse de la condition de nomade à celle du sédentaire. Les hommes et légendes illustres qui rendent compte d'un tel passage sont : Tchouang-tseu et Confucius en Chine, Caïn et Abel au Moyen Orient, Héraclite et Parménide en Grèce. L'Anomalie est ici le résidu des premiers temps de l'Histoire, résidu aujourd'hui appelé Nescience, mais que les Anciens en Chine appelèrent le Tao, c'est-à-dire la Voie, ou passage non clivé, seuil sans coupure et sans faille entre le sentiment de béatitude éprouvé par le nourrisson dans les bras de sa mère et l'âge d'homme.

En anthropologie, l'on constate que chaque ethnie possède le mythe d'un Urzeit, un temps d'avant le temps, endroit merveilleux situé après la création du monde, où les hommes communiquaient avec les dieux. L'homme et le sacré de Roger Caillois et sa réécriture ou répétition par Bataille dans Théorie de la religion traitent de ce sujet. En psychologie, cet Urzeit est le temps privilégié reliant le nourrisson à la mère, tel que le psychanalyste Winnicott l'a décrit dans Jeu et réalité :
"
L'image de Tagore ("Sur le rivage de mondes sans fin, les enfants jouent.") m'a toujours intrigué. Adolescent, je n'avais aucune idée de ce qu'elle pouvait bien signifier...
Devenu un bon freudien, je sus ce qu'elle signifiait : la mère et le rivage représentaient un coït sans fin entre l'homme et la femme, et l'enfant émergeait de cette union pour un court moment avant de devenir à son tour adulte ou parent. Puis, m'étant adonné à l'étude du symbolisme inconscient, je sus (on sait toujours) que la mer est la mère et que l'enfant vient de naître sur le rivage. Les bébés sortent de la mer et sont rejetés sur la terre, comme Jonas de la baleine. Ainsi donc, l'enfant étant né, le rivage est le corps de la mère. La mère et le bébé, viable désormais, vont apprendre à se connaître l'un et l'autre."
L'Urzeit, ici, est la période de la vie du nourrisson où lui et sa mère vont vivre l'un pour l'autre, en "symbiose", le nourrisson concevant sa mère comme étant une partie de lui même, partie qu'il lui semble créer en même temps qu'il la vit. Puis, peu à peu, par le jeu, le petit d'homme découvre des différences entre lui et sa mère, différences qui sont essentielles à son développement et à son autonomie. Il passe ainsi du sentiment d'être Dieu à celui d'être un individu. Selon Winnicott, cette différence entre une expérience où l'on se conçoit comme étant tout et le sentiment d'être un homme parmi d'autres, cette frontière tracée peu à peu entre une réalité psychique intérieure et le monde objectal, ne peuvent pas être interprétées correctement si l'on ne postule pas l'existence d'une troisième aire qui est celle du jeu initié à ses débuts entre la mère et l'enfant. Par rapport aux deux premières aires, celles de la réalité psychique individuelle et le monde tel qu'il se présente à nous, l'aire du jeu postulée par Winnicott est relative et variable ; d'elle dépend pourtant le sentiment d'être au monde de l'individu, en même temps que son développement culturel et créatif à venir. Selon Winnicott, telle distinction, ou coupure, ou scission, entre la mère et l'enfant, dans laquelle sont mises en jeu toutes nos perceptions actuelles, n'est donc pas seulement une donnée allant de soi, une donnée pour ainsi dire naturelle, mais environnementale. Telle donnée a donc changé non seulement à travers l'histoire des hommes, mais aussi peut changer à tout moment, à travers l'histoire personnelle des individus.

Il a certes fallu des siècles pour que l'homme prenne conscience d'être un individu à part entière. Il n'est qu'à lire, par exemple, Les Conquérants de Malraux pour constater le renversement métaphysique opéré en Chine par le communisme. Au début du XX° siècle, il n'était pas du tout évident pour un Chinois de concevoir qu'il était un être mortel et, partant de là, d'avoir une vie à gagner et de pouvoir gagner cette vie. En Occident, la prise de conscience de l'individualité a été favorisée par l'avènement du monothéisme. Ce qui nous semble aller de soi aujourd'hui a un passé et, partant de là, peut disparaitre si nous ne le préservons pas."Gagner sa vie." Le parcours de l'homme vers l'individualité est ainsi remis en cause chaque fois qu'une vie nouvelle voit le jour.
En revanche, et c'est là, me semble-t-il, une thèse nouvelle, un individu peut gagner sa vie et vivre, comme je l'ai dit, une vie adulte, épanouie et responsable, et, dans le même temps, éprouver la plénitude d'un nourrisson, celui d'"un plaisir intense et même angoissant associé avec le jeu imaginatif" entretenu avec sa mère. C'est ce que j'appelle l'Anomalie.
L'Anomalie est aujourd'hui une thèse sans nom, irrecevable, car nescientifique. Impossible chez nous d'admettre qu'un individu puisse passer sans frein d'une attitude distanciée à une attitude résolument régressive, impossible de concevoir que ces deux attitudes puissent se trouver dans le même homme. Le bonheur, la béatitude, la jubilation d'être sont considérées en Occident comme étant des sentiments rares ou peu fréquents, habitués que nous sommes à des nourritures matérielles et spirituelles fades et tièdes. Si l'image de Tagore, citée par le psychanalyste Winnicott, est vraie symboliquement, elle n'est plus pour nous qu'une image poétique ; on peut apprécier son authenticité et non pas la revivre. La contemplation demeure une reconnaissance nostalgique d'un passé révolu et le symbolisme n'est rien d'autre que l'activation de cette reconnaissance. Nous ne sommes plus des enfants, parce que la science, le fait de connaître, de savoir et de cultiver savoir et connaissance, nous a scindés.

La science est étymologiquement la coupure entre nous et nos origines (cf. l'Arbre de la Connaissance dans la Genèse). Ainsi, l'élément liquide, mouvant, flottant, l'homme comme vibration de matière, puis animal, animalité, du Matière et mémoire de Bergson, sera généralement considéré comme étant l'image d'un passé à jamais révolu. L'élément primordial, le seuil ou plan de l'immanence, c'est toujours l'eau, la mer de Tagore, part fluctuante, informelle et indéterminée dans laquelle tout répond à tout, d'une vibration liquide à l'autre, flot dans sa perspective dynamique, mais cet informel-ci ne semble plus pouvoir être, après que l'enfant a atteint le rivage. Ainsi, chez Jung, l'homme d'avant la conscience est une accumulation d'unités héréditaires non intégrées :
" L'homme naturel n'est pas un "soi", mais une particule de la masse et une masse lui-même, il est collectif au point de n'être plus bien sûr de son moi." (Psychologie et alchimie).
Dans Théorie de la religion, Bataille définit l'homme de la préhistoire comme étant une conscience qui se cherche en cherchant sa nourriture : "Déjà il n'est plus tout à fait comme l'eau dans l'eau [comme, par exemple, les organismes unicellulaires]. Ou, si l'on veut, il ne l'est qu'à la condition de se nourrir."
La différence entre Jung et Bataille, c'est que, chez l'un, cette animalité, ou paradis perdu, pourra faire l'objet d'une analyse afin de parvenir à percer son énigme, tandis que, chez l'autre, on ne peut retrouver cette part de divinité que poétiquement par un "sacrifice de mots". Nous sommes donc là bien loin de la philosophie indienne et de l'affirmation yogi selon laquelle notre subconscient peut être maîtrisé. A ce sujet, Bataille critiquera très durement, dans L'expérience intérieure, et la philosophie propre à la doctrine du Yoga et la philosophie bergsonienne, pour le rapport évoqué par Bergson de l'animalité en l'homme éprouvé et exprimé à travers le rire blanc, et il faudra attendre Deleuze pour qu'il y ait en France une réhabilitation de la philosophie bergsonienne.

Selon moi, cette scission entre animalité et humanité telle qu'elle apparaît dans la pensée occidentale, correspond à une scission plus profonde entre culture orientale et culture occidentale. Dans L'oubli de l'Inde, une amnésie philosophique paru en 1989, Roger-Pol Droit a tenté de décrire l'histoire philosophique de cette coupure. Selon lui, l'un des responsables les plus éminents de cette amnésie philosophique est Hegel. Dans ses Leçons, consacrées à l'histoire de la philosophie, Hegel décrit le berceau de la philosophie comme étant grec, parle du miracle grec et nie dans le même temps à la culture indienne le fait d'avoir une philosophie propre. Aujourd'hui, ce paradigme philosophique proprement hellénistique demeure, plus vivace encore qu'à l'époque de Hegel. Ayant discuté dernièrement avec une étudiante japonaise qui prépare un mémoire en philosophie sur Bataille, je lui ai demandé la raison pour laquelle elle se consacrait à un auteur français plutôt qu'à un Japonais. Au cours de la conversation, celle-ci m'a affirmé qu'il n'y avait pas de philosophie proprement japonaise et que l'Asie n'était pas un continent où la pensée philosophique avait pu germer. Or, une telle anecdote n'est un cas isolé : nous sommes encore aujourd'hui en plein universalisme ; que l'on appelle cet universalisme mondialisation ou post-colonisation ne change rien à l'affaire.

Dans L'oubli de l'Inde, le philosophe Roger-Pol Droit écrit à propos de Hegel : "Avec ce flair aigu propre aux gardiens de l'essentiel, le dernier métaphysicien a perçu la somme de risques que l'irruption de l'Inde pouvait faire peser sur la pensée occidentale. En déniant à l'Inde toute universalité, en faisant de celle-ci l'apanage de la Grèce seule, il s'emploie à sauver l'intelligibilité de l'Histoire, l'effectivité du réel et l'intériorité de l'esprit, la moralité et la liberté. Tout cela à la fois, et d'un même geste. Si Hegel combat l'Inde, c'est pour sauver la pensée - ce qu'il dénomme ainsi impliquant ce que je viens d'énumérer."
Sauver la pensée signifie ici sauver la coupure entretenue artificiellement jusqu'à aujourd'hui entre le sujet et l'objet, la part d'intentionnalité comme cheminement propre à toute compréhension juste. Pour cela, le jeu à l'origine du je ne devra être considérée que comme une plaisanterie, l'enfant est l'in-fans, le non-fait, celui qui n'a pas encore accès à la parole et, partant de là, n'a pas le droit de cité - exception faite de la psychologie. La coupure ou frontière est tout autant historique que géographique, tout autant philosophique que pédagogique. C'est que telle coupure correspond à un besoin social et humain reconnu comme tel, à un besoin de conservation de la culture et des civilisations.
Je vais, pour illustrer mon affirmation, confronter la pensée philosophique de Bataille à celle de Tchouang-tseu et montrer combien la philosophie taoïste du Chinois contredit à la lettre la pensée philosophique de Bataille, celle développée notamment dans Les larmes d'Eros.

Dans son dernier essai, Les larmes d'Eros, Bataille tentait de revenir, de façon sommaire et synthétique, sur sa conception philosophique et anthropologique. Selon lui, l'homme naît au monde et à l'histoire de façon tragique, en prenant conscience d'être mortel. L'Histoire et la civilisation interviennent quand l'homme invente pour lui des rites funéraires, et avec cette institution progressive au memento mori s'ajoute un sentiment nouveau, bouleversant, celui de l'érotisme :
"Nous l'avons vu, l'homme vraisemblablement velu du Néanderthal avait la connaissance de la mort. Et c'est à partir de cette connaissance que l'érotisme apparut, qui oppose la vie sexuelle de l'homme à celle de l'animal." (Les larmes d'Eros)

Deux mille ans plus tôt, le taoïste chinois Tchouang-tseu écrivait pourtant ce texte :
" Tseu Sang-Hou, Mong Tseu-fan et Tseu-K'in-tchang allaient nouer amitié, en proposant : qui peut garder son indépendance et agir indépendamment des autres, qui peut s'élever dans le ciel, se promener au-dessus des nues, errer dans l'infini, oublier sa vie et sa mort ?
Les trois hommes se regardèrent en riant, tombèrent d'accord et furent amis.
Peu de temps après, Tseu Sang-hou mourut. Avant qu'on ne l'enterrât, Confucius apprit la nouvelle et envoya son disciple Tseu-kong pour seconder les funérailles. Quand Tseu-kong arriva, l'un des deux amis du défunt composa une chanson que l'autre accompagna avec le luth ; tous deux chantèrent :

Ah ! notre cher Tseu Sang !
Ah ! notre cher Tseu Sang !
Tu retrouves déjà ta vraie nature,
Nous deux restons encore des hommes.

Tseu-kong s'approcha des deux hommes et leur dit : "Est-il conforme au rite de chanter en présence d'un cadavre ?"
Les deux hommes se regardèrent en riant et dirent au visiteur : "C'est que vous ne connaissez pas le sens profond du rite."
Tseu-kong retourna vers Confucius, lui fit part de ce qu'il avait vu et lui demanda : "Quels sont donc ces hommes ? Ils sont sans éducation et sans tenue. Ils chantent devant un cadavre et leurs visages restent impassibles. Leur conduite est inqualifiable. Qui sont-ils donc ?
- Ces deux hommes, dit Confucius, vivent en-dehors de notre monde, tandis que moi je vis au-dedans. Entre le dehors et le dedans il n'y a point de contact. J'ai été stupide de t'envoyer leur présenter mes condoléances. Ils sont les compagnons du créateur et ils sont unifiés à l'énergie cosmique. Ils considèrent la vie comme une tumeur ou une grosseur et la mort comme une percée ou son ouverture. Comment peuvent-ils savoir ce que sont la mort et la vie, le passé et l'avenir ? Ils vivent sur d'autres éléments dont ils composent pourtant leur propre substance. Ils oublient leur foie et leur vésicule biliaire ; ils négligent leurs oreilles et leurs yeux. Les fins et les commencements se répétant indéfiniment, ils ne connaissent pas leur origine première. Ils vont librement hors de la poussière de notre monde et trouvent leur plaisir dans le non-agir. Comment pourraient-ils se satisfaire des rites qui ne satisfont que les oreilles des hommes ?"
(l'œuvre complète de Tchouang-tseu, traduction de Liou Kia-Hway, Unesco, 1969, pour la traduction française)

Quelle
est cette indistinction primordiale ou Tao que Tchouang-tseu connaît et prône sinon la mer et le rivage de Tagore ? Quelle est cette joie et jubilation béate de Mong-Tseu fan et Tseu -K'in-tchang, sinon le "plaisir intense et même angoissant associé avec le jeu imaginatif" dont parle Winnicott à propos de la relation mère-enfant après la naissance ? Mong-Tseu fan et Tseu-K'in-tchang sont des enfants qui n'ont plus de mère, ou mer, mais le monde comme mère. En outre, en tant qu'hommes célestes, ils savent ce qu'est un rite et ils ont conscience de la mort. Ils n'ignorent pas l'érotisme et ont pu éprouver du plaisir ou de l'amour en se liant à une femme. En tant qu'hommes célestes, ils détiennent la vérité que recherche le Saint Confucius, mais que, en tant que Saint, il ne peut être. Nous sommes là face à une pensée radicalement différente de la nôtre, une pensée de l'anomie pourrait-on dire, absolument contraire à la pensée hégélienne. Nous sommes aussi face à un texte bouleversant, plus moderne et plus bouleversant me semble-t-il, que Les larmes d'Eros de Bataille. Poursuivons-le et attachons-nous à préciser la position de Confucius dans le rapport qu'il entretient avec Tseu-kong, son disciple.

"- Mais alors, à quelle directive obéissez-vous pour votre conduite ? demanda Tseu-kong.
- Je suis, dit Confucius, un damné du ciel. Pourtant je vais essayer de te faire part de ce que je sais.
- Pourriez-vous me dire la directive de ces hommes ? demanda Tseu-kong.
- Les poissons naissent et vivent dans l'eau, dit Confucius, comme les hommes naissent et vivent dans le Tao. Ceux qui naissent et vivent dans l'eau fouillent la vase et en tirent leur nourriture. Ceux qui naissent et vivent dans le Tao n'agissent pas et accèdent à la sérénité. Ainsi il est dit : "Les poissons s'oublient les uns les autres dans les fleuves et les lacs, les hommes dans le Tao et sa discipline."
- Permettez-moi de vous demander ce qu'est l'homme singulier, reprit Tseu-kong.
- L'homme singulier, répondit Confucius, l'est par rapport aux hommes, mais il est le pair du ciel. Ainsi il est dit : "L'homme mesquin selon le ciel est un homme supérieur selon les hommes ; l'homme supérieur selon les hommes est un homme pour le ciel."

Confucius est un Saint, puisqu'il est l'un des maîtres du monde des hommes, mais sa position face aux questions de son disciple est ambivalente. Il connaît les directives du ciel et la discipline des hommes céleste, il sait, comme Giraudoux sait qu'Electre a raison, même s'il joue les béotiens et ne manque pas de questionner, dans nombre passage de l'œuvre de Tchouang-tseu, les hommes célestes qu'il rencontre. Il fait donc semblant de ne pas comprendre le Tao afin de ne pas le suivre, parce que les vérités du ciel, les vérités essentielles, détruiraient, si elles étaient suivies, la société des hommes. Nous assistons donc chez Tchouang-tseu à un jeu de double langage entre les taoïstes et Confucius. Là est l'Anomalie : pour que la société subsiste, l'enfant ne peut pas demeurer divin. Tandis que Bataille considère que l'homme ne peut être divin, mais qu'il doit, à travers le sacrifice de sa divinité, projeter sa part divine dans des totems pour rééprouver la béatitude des premiers instants, Tchouang-tseu conçoit la divinité comme étant toujours déjà là et qu'il n'est nul besoin de biais, de transfert. A travers le temps, les deux penseurs sont pourtant d'accord sur un point central : les hommes en civilisation ne peuvent vivre sans conscience de la mort, et de là l'épreuve de la divinité se doit d'être ostracisée, mais le premier considère que la conscience de la mort est artificielle, tandis que le second la conçoit comme étant humaine. - Point important selon moi : le Tao n'est pas une doctrine ésotérique, mais c'est notre conception romantique et moderne du monde (je pense à ce sujet à René Guénon) qui a fait du Tao une doctrine ésotérique. Les trois taoïstes cités du texte de Tchouang-tseu se rencontrent et découvrent qu'ils se posent les mêmes questions à propos de la liberté. Au début de leur rencontre, il n'y a pas d'initiation entre eux, mais une simple amitié qui se noue par la découverte d'intérêts communs. Ce sont des esprits libres.

Confucius est un "damné du ciel", parce qu'il sait qu'il est prisonnier de sa pensée et de son mode de vie proprement civilisé. Il s'agit de l'homme profane dont parle Caillois et Bataille, de l'homme du profane. L'homme profane vit donc dans le monde objectal, sa vie est posée dans la durée, gage de la durabilité de son monde, de la persistance des hommes et des cités qu'ils fondent. Précisons quel peut être ce monde objectal dont parle Bataille dans Théorie de la religion ?
Prenons la table où je travaille. Je ne pourrais l'envisager que comme une table, car elle n'aurait pour moi, et cela avant toute autre considération, qu'une position utilitaire : je lis, j'écris sur ma table ou je tape sur le clavier de mon ordinateur qui se trouve posée sur celle-ci. Selon Bataille, je ne peux concevoir que cette table puisse servir de bois de chauffe, comme je ne peux concevoir qu'un voisin ou un ami mourra ; je peux l'imaginer, mais non le concevoir. Il y a donc une différence de principe entre ce que je conçois pour l'heure et ce que j'imagine pour l'avenir et qui arrivera sûrement. La mort, la disparition garderait pour nous un caractère d'irréalité. Or, ce caractère d'irréalité, que le monde objectal jette sur l'éphémère est moins sur l'éphémère en soi, que sur ce qu'il a de commun et d'intime avec nous, son immanence. Voilà le paradoxe du monde objectal, selon Bataille : le domaine du sacré ou l'Urzeit font partie de notre vie intime, de notre réalité psychique, mais ils ne peuvent être conçus objectalement car ils remettraient en cause l'homme en nous et son lien social. Pour Tchouang-tseu, au contraire, il faut sortir du monde objectal pour être libre, et telle liberté n'a rien de paradoxale ou de tragique, parce que, en soi, il n'y a pas de frontière entre le domaine du sacré et le domaine du profane. Ces deux domaines, au fond, n'en forment qu'un seul, autant dans la réalité psychique de l'homme que dans le monde qui l'entoure.
Tchouang-tseu évoque souvent dans ses textes une période, ou ère, dans laquelle les hommes vivaient selon les directives du Tao :
"A l'époque régnait la vertu parfaite, les hommes marchaient posément. leurs regards étaient droits. A cette époque-là, il n'y avait ni sentier ni chemin dans les montagnes, ni bateaux ni ponts sur les eaux. Les êtres se multipliaient et vivaient à l'endroit même où ils étaient nés. Les oiseaux et les quadrupèdes se groupaient ; les arbres et les herbes croissaient librement. Une mince attache suffisait pour amener ces animaux à la promenade. On pouvait grimper jusqu'aux nids des corbeaux et des pies pour les observer."
Nous sommes proches ici du mythe du bon sauvage tel que Montaigne et Rousseau ont pu le réécrire, sauf que, selon le tao, il n'y a, à l'origine, pas plus de bons que de mauvais sauvages. Au début de l'humanité, selon Tchouang-tseu, les hommes vivaient par groupes ou tribus et savaient domestiquer quelques animaux, non pour leurs besoins personnels mais pour leur "promenade".
Puis le Saint est arrivé, et avec lui, la civilisation, et le Tao a été peu à peu oublié des hommes.

Pour Caillois et pour Bataille, il y avait, avant l'époque industrielle, un domaine du sacré et un domaine du profane. Les hommes célestes devraient donc, si on les suit, être regroupés dans le premier domaine : ce seraient des saints, des mystiques, éprouvant le bien et le mal sans distinction. Or, selon Tchouang-tseu et selon la Voie, il n'y a pas de distinction entre l'un et l'autre domaine, il n'y a pas de frontières : l'espace est ouvert. Et comme l'espace est ouvert, l'Anomalie est autant dans le domaine du profaine que dans celui du sacré. L'Anomalie n'est donc pas une recherche du shooting ou de la transe au sein d'une "communauté inavouable" ou la recherche d'espaces psychogéographiques nouveaux, de nouvelles aires de jeux, comme pour les Situs, parce qu'elle est toujours déjà là. La quête de la transparence ou du sacré laïc est un thème rousseauiste et romantique. Pourquoi chercher si loin ?



(à suivre...)

mercredi 24 octobre 2007

Anniversaire



C'est mon anniversaire. J'aimerais en profiter pour parler de moi cinq minutes : "Cinq minutes".

dimanche 14 octobre 2007

Jeanlux




Donc, les frères Poisson font de la série Z, heu, dans laquelle il y a Jeanlux, un grand et gros doudou. La série Z est un genre vidéo ou ciné, hybride donc, assez mal ou peu ou pas situé, hein, entre amateurisme, dilettantisme et pro.

On sait jamais si c'est un film de vacances, un film sur les vacances, un amusement innocent, un nouveau snuff, c'est un peu comme La nuit des morts vivants, bon. Le scénario tient en un synopsis. Alors, il y a un mort-vivant au début et une ville avec des habitants. Pour un court-métrage, mettons dix habitants, un moyen-métrage, ça fait trente, et un long, cinquante, avec bonus-track, on monte à soixante-dix assez facilement.

L'essentiel du genre est de démonter toute notion de critique. Puisque l'on ne sait plus vraiment ce que c'est, "Mais c'est pour vous ou pour le montrer ?", est-ce qu'on peut émettre un avis, trouver ça bon ou mauvais, dire que l'on a aimé, qu'il y a quelque chose à voir, qu'il fallait que ce soit dit ?

La série Z est la dernière lettre de l'alphabet, un peu comme minuit est la dernière heure du jour. Jean-Lux est ce que le psychanalyste Winnicott a appelé un phénomène de transition entre le sein de la maman et... rien.
Eh bien, les Frères Poisson, c'est un, mais gros, gros phénomène de transition, un hiatus, une espèce de suspension du phénomène de transition, un peu comme les pages de Naked Lunch avant que Ginsberg ne publie.

Autant Beavis and Butthead ou Jacass ont un protocole de fabrication. Cela doit faire mal au bout de dix ou quinze secondes, cela a un concept. Autant là, ça jette un froid, même chez les grands enfants qui, naturellement, sont friands de ce genre de choses.

Il y a sûrement un mot juste pour ce genre de choses. Cela doit bien exister un spécialiste de séries Z. On m'a dit que pour les sardines, il y a les sardinologues. Quand on montre les Frères Poisson aux enfants, cela a un effet traumatique sur eux. Eux qui ont l'habitude de Bob l'éponge, eh bien là, ils ont du mal.

Cela veut dire qu'ils leur restent une échelle de valeur, ou que le degré zéro n'existe pas. On peut toujours faire mieux.

www.myspace.com/jeanlux